Les 7 points qui différencient une entreprise libérée d’une organisation classique
Denis Bismuth |
(HBR France) Quel que soit le domaine ou le secteur d’activité dans lequel
elles évoluent, les entreprises libérées ont des points communs. A
priori, au moins sept. C’est ce que m’a permis de découvrir un travail de recherche conduit dans un cadre associatif (www.mom21.org).
Les identifier permet de comprendre à quoi tente de répondre
l’entreprise libérée mais aussi, en creux, ce qui peut dysfonctionner
dans les entreprises industrielles.
1- Allier bien-être au travail et productivité
La souffrance au travail a un coût : le coût du stress a été évalué à
3,8 % du PIB par des études européennes, soit entre 3 et 3,5 millions
de journées
de travail perdues. L’entreprise libérée véhicule l’idée
qu’il faut produire de l’engagement et de l’autonomie pour pouvoir
fonctionner de manière plus efficace dans un environnement complexe et
changeant. Le bien-être au travail n’est pas une donnée moraliste
bien-pensante. C’est un facteur de pérennité de l’entreprise.
2- Une vision portée par un leader charismatique exemplaire et humble
Incarner une vision et la faire partager à ses collaborateurs : si
cela était courant dans les entreprises familiales et paternalistes de
la période préindustrielle, les dirigeants d’aujourd’hui sont tout aussi
volatiles que les investisseurs. Un opérateur peut changer plusieurs
fois d’entreprise au cours de sa carrière… tout en restant sur le même
site. Le problème est, qu’au bout d’un moment, il ne sait plus vraiment
pour qui et pourquoi il travaille. Cette fragilisation du sentiment
d’appartenance a un impact sur l’engagement mais aussi sur la santé et
la performance des acteurs. La financiarisation, la mondialisation ont
précipité la désintégration de l’identité.
3- Avoir des valeurs partagées
Pour maintenir la cohésion au sein d’un collectif de travail,
il ne suffit pas d’afficher des valeurs telles qu’on peut le voir dans
les chartes d’entreprise. Il est nécessaire de les appliquer au
quotidien. C’est à travers l’observation des comportements que l’on se
rend compte qu’il y a parfois un réel décalage entre les préceptes
qu’affiche l’entreprise et ceux qui, en réalité, sont pratiqués. Cette
distorsion entre les valeurs affichées et les valeurs « en acte »
contribue à rendre difficiles les relations de travail. L’entreprise
libérée pose le partage de valeurs en acte comme condition
de l’existence d’une communauté de travail.
4- En finir avec les longues boucles de contrôle
« C’est celui qui fait qui sait. » On considère que chaque acteur est
le meilleur expert de sa pratique et qu’il est, à ce titre, légitime
pour gérer son activité. Dans les grands groupes industriels, les
boucles de contrôle représentent un coût énorme :
– Un coût économique évident puisqu’il faut mettre en place des systèmes de contrôle très lourds.
– Un coût psychologique plus difficile à cerner : puisque l’acteur ne
se sent pas reconnu, il va rapidement se désinvestir, ce qui aura un
impact sur la qualité de son travail.
Chaque manager passe la moitié de son temps professionnel à des
tâches de contrôle et de reporting dont l’objectif est uniquement de
« nourrir » ces boucles de contrôle (et accessoirement de rassurer le
chef). A contrario, lorsqu’il est reconnu comme étant légitime pour
gérer son activité, le salarié est capable de mettre en place des
stratégies de contrôle adaptées et efficaces. Soudain « le » travail
devient « son » travail. Mettre en place des boucles de contrôle courtes
représente une économie importante : il suffit de vérifier
systématiquement que raccourcir les boucles de contrôle permet de
générer des gains appréciables de productivité.
5- Rendre les acteurs autonomes
C’est le leitmotiv de toutes les entreprises. Mais l’autonomie
suppose un a priori de confiance, avec l’idée que par définition,
l’humain est loyal et compétent. La véritable autonomie comporte trois
composantes indissociables:
L’auto-direction : chaque équipe, chaque acteur est légitime pour
déterminer son projet d’action tant qu’il respecte la vision du
dirigeant.
L’auto-organisation : La manière de procéder est de la responsabilité
de l’acteur. Le rôle du dirigeant est de communiquer sur son intention,
sa vision, d’en être le garant également. Mais il ne peut pas imposer
la façon de faire pour y parvenir.
L’auto-contrôle : L’autonomie des acteurs n’est réelle que si ce sont
eux qui contrôlent leur travail, sans avoir un censeur au-dessus d’eux.
Les processus verticaux, que l’on trouve dans l’industrie taylorienne
et qui freine toute autonomie, dépossèdent l’acteur de la propriété de
ses actes. C’est l’une des principales sources de souffrance au travail.
Le bien-être n’est pas seulement une question de qualité de vie
matérielle (un beau fauteuil, un joli bureau, une cafétéria bien
achalandée), c’est aussi lié au sentiment de se sentir responsables de
ses actes. La fonction première du travail est de se réaliser. Se
réaliser c’est se rendre réel. Ce que nous attendons du travail c’est
qu’il nous permette de vérifier que nous sommes bien réels. Or, pour
cela, il faut avoir un véritable rôle.
6- Adopter le principe de subsidiarité
A chaque sous-système, son niveau de décision. Le décloisonnement
devient possible à partir du moment où le principe de subsidiarité rend
chaque individu et chaque collectif légitimes pour prendre les décisions
qui leur incombent au niveau où ils se trouvent. Le modèle de
l’entreprise libérée conduit ainsi à rendre inutile un nombre important
de fonctions intermédiaires.
7- Inverser la pyramide managériale
Le management est au service du terrain. Comme l’a instauré Vineet
Nayar dans son entreprise, HCL technologies, le management est au
service des employés qui sont eux-mêmes au service des clients.
Contrairement aux pratiques de certaines entreprises où l’équipe est
d’abord dédiée aux supérieurs hiérarchiques, dans l’entreprise libérée,
les équipes décident d’elles-mêmes d’investir, d’embaucher, de modifier
l’organisation… Mais pour cela, elles ont besoin du regard distancié du
dirigeant qui, à son niveau, voit des choses que les équipes ne
perçoivent pas. Le chef a pour rôle d’aider à la réflexion mais il ne
prend pas de décision. Le manager n’est plus un transmetteur de décision
mais un pourvoyeur de sens.
Vers la fin du management ?
Dans les conférences destinées au management intermédiaire
surgit souvent la question : « Mais alors, on ne sert plus à rien ? »
Va-t-on vers la disparition du management ? Ce n’est pas si simple. Le
management intermédiaire dans l’entreprise taylorienne a une fonction de
relais des informations montantes et des décisions descendantes. C’est
un peu comme un appareillage qui permettrait au décideur d’accéder à de
l’information qui ne lui est pas accessible et de transmettre – mais
aussi faire appliquer – ses décisions sans pour autant être partout.
Dans le modèle de l’entreprise libérée, ces « orthèses de circulation de
l’information et des décisions » n’ont pas de raison d’être puisque les
acteurs individuellement ou collectivement sont légitimes pour décider.
Mais cela ne veut pas dire qu’il n’est pas nécessaire de nommer un
responsable. La fonction du responsable, ou du capitaine comme on le
nomme dans certaines entreprises, n’est pas de contrôler ni de
commander. Son rôle est de soutenir les individus et les équipes lors
des prises de décisions. Ce qui tend à disparaître c’est la fonction
orthèse du manager. Celle qui se manifeste dans l’effroyable inflation
de tâches administratives et de contrôle, qui représentent entre 40 et
60% de l’activité du management intermédiaire. On voit bien quels gains
de productivité on peut rapidement obtenir en éliminant simplement les
tâches inutiles. L’expérience des entreprises libérées montre qu’en
déléguant la décision à l’acteur, on peut passer de 7 à 2 niveaux
hiérarchiques, générant ainsi de l’agilité, du bien-être au travail et
des économies substantielles.
Ces quelques principes peuvent sembler être des évidences mais le
problème est que bien des dirigeants ont du mal à lâcher le contrôle. Le
phénomène de mode de l’entreprise libérée nous confronte aux limites du
modèle de l’organisation verticale. Cela marque un tournant, un
« retour de balancier » dans le rapport entre l’acteur et son activité :
le système taylorien classique a éliminé le facteur humain en séparant
l’acteur et l’activité. L’existence d’un bureau d’études, qui crée du
process, a comme fonction de ne plus rendre la production dépendante de
l’acteur. N’importe quel ouvrier, après quelques heures de formation,
peut occuper un poste s’il est bien quadrillé. Les ouvriers deviennent
interchangeables. L’existence d’un process bien défini permet de rendre
rapidement opérationnel un acteur peu compétent et peu engagé. Mais si
l’opérateur est vite formé, il est peu adaptable. On ne peut donc pas
envisager un tel rapport à son activité si l’on se trouve comme
aujourd’hui dans la nécessité d’avoir des acteurs souples, capables de
gérer l’imprévisible et la complexité. C’est pourquoi, progressivement,
nous assistons au retour de l’acteur. Le facteur humain a été une
variable à éliminer. Mais aujourd’hui son retour est inéluctable si l’on
veut pouvoir développer des entreprises efficientes. Alors bien sûr,
aucune organisation n’a un modèle à 100% taylorien ou à 100% libéré.
L’intérêt de cette démarche, pour une entreprise, est de confronter son
mode de fonctionnement à celui des structures libérées. Et surtout
d’évaluer la cohérence qu’il y a – ou non – entre son organisation et
son projet.
Denis Bismuth, Psychopédagogue, fondateur et directeur du
cabinet Métavision, il accompagne le management intermédiaire des grands
groupes industriels par l’analyse de leurs pratiques. Il est l’auteur
de « L’analyse de pratiques des managers » (Hermès, 2005) et de
« Attention management ! Analyse de pratiques et professionnalisation du
management » (Colligence, 2014).
Bibliographie:
Un petit patron naïf et paresseux – L’histoire de FAVI racontée par son patron en 61 histoires, Jean-François Zobrist, Stratégie & Avenir – 2009.
Liberté & Cie – Quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises – Ouvrage très complet sur les réussites de management de la liberté, Isaac Getz – Brian M. Carney, Fayard, 2012.
Le travail à cœur – Pour en finir avec les risques psychosociaux, Yves Clot, La découverte, 2012.
Faites décoller vos hommes et votre entreprise – Pour une entreprise sans distinction hiérarchique qui fasse décoller les hommes, Robert Townsend, Seuil, 1985.
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