Transformation: la vision, c’est l’opium des organisations
« Le principal point de blocage de la transformation de notre
organisation est que notre direction générale n’a pas articulé de vision
claire » me disait récemment un participant dans un séminaire de
formation, avec un air d’évidence des sentences qui paraissent logiques
mais ne marchent pas. Eh bien non, votre organisation n’a pas besoin de
vision claire pour se transformer. Au contraire, on peut même défendre
l’idée qu’avoir une vision est contre-productif
et entravera la
transformation.« Nous répétons la révolution, mais les plébéiens sont en retard. » —Günter Grass
C’est ce que doivent se dire les directions générales lorsque leur
belle vision reste lettre morte. Il paraît tellement évident qu’avoir
une vision est un préalable à la transformation car après tout, pour
paraphraser Alice, si on ne sait pas où on va, on a peu de chance d’y
arriver, n’est-ce pas?
Et bien la transformation ce n’est pas le pays des merveilles et ce
qui semble si logique ne marche en fait pas, pour plusieurs raisons:
Premièrement, la notion-même de vision induit son propre échec:
un dirigeant d’une grande entreprise française me parlait récemment de
son PDG en disant « Il a une superbe vision, mais rien à faire, ça ne
cascade pas. » L’idée qu’un penseur visionnaire génial doive montrer la
voie, à charge à ses subordonnés de traduire cette vision en action,
traduit une conception cartésienne distinguant les penseurs des acteurs
sans véritable lien entre les deux, et surtout considérant les acteurs
comme incapables de penser et d’élaborer la vision collectivement. Se
plaindre ensuite que la vision du chef génial ne « cascade » pas traduit
simplement une incompétence managériale de ce dernier.
Deuxièmement, la vision est dictatoriale: Elle est
imposée à la masse qui doit l’accepter et la traduire en actions.
Ce-faisant, elle traduit une conception de l’ancien monde, hiérarchique,
basé sur la connaissance du chef, alors qu’elle est supposée permettre
l’avènement du nouveau monde, basé sur l’autonomie, la défiance des
hiérarchies et des vérités révélées, et l’esprit entrepreneurial.
Troisièmement, la vision n’empêche en rien l’échec:
dès les années 80, Kodak avait une claire vision de l’impact du
numérique sur son activité de films argentiques. Le premier appareil
photo numérique ayant été inventé dans ses murs en 1975, la direction
générale de Kodak sait de façon certaine, dès les années 80, que
l’avenir est au numérique. La firme investira fortement dans ce domaine,
élaborant une vraie stratégie, dépensant plus de 5 milliards de
dollars, introduisant les premiers appareils numériques sur le marché,
sans véritable impact puisque l’affaire se finira en dépôt de bilan et
en disparition en 2012. Une vision claire n’empêche d’être prisonnier du
dilemme de l’innovateur.
Quatrièmement, la vision est distractive: Dans les
années 90, Andy Grove, PDG d’Intel mort récemment et encensé par la
presse, s’était enthousiasmé pour la vidéo-conférence. Intel y avait
laissé des millions de dollars sans résultat et pendant que le PDG était
tout occupé à poursuivre sa vision, son concurrent AMD lui taillait des
croupières dans l’entrée de gamme et menaçait son existence-même. Il a
fallu une brutale prise de conscience pour que Intel corrige le tir et
évite la sortie de route.
Cinquièmement, et plus fondamentalement, la vision est une excuse pour ne rien changer:
puisqu’elle est impossible à mettre en œuvre, puisqu’elle est du
ressort du dirigeant suprême, la vision est très pratique pour ne rien
faire. On peut accuser la direction générale de produire des plans
infaisables, et celle-ci peut accuser ses subordonnés d’être mauvais en
exécution. S’en suivra une furie de réunions, comités de coordination,
indicateurs de suivi et de nomination de directeurs de la
transformation; rien ne se passera mais tout le monde sera au top de son
énergie. Pendant ce temps les concurrents ramasseront les marchés.
Les entrepreneurs se passent de vision pour transformer le monde
« Le principal point de blocage de la transformation de notre
organisation est que notre direction générale n’a pas articulé de vision
claire » me disait récemment un participant dans un séminaire de
formation, avec un air d’évidence des sentences qui paraissent logiques
mais ne marchent pas. Eh bien non, votre organisation n’a pas besoin de
vision claire pour se transformer. Au contraire, on peut même défendre
l’idée qu’avoir une vision est contre-productif et entravera la
transformation.
« Nous répétons la révolution, mais les plébéiens sont en retard. » —Günter Grass
C’est ce que doivent se dire les directions générales lorsque leur
belle vision reste lettre morte. Il paraît tellement évident qu’avoir
une vision est un préalable à la transformation car après tout, pour
paraphraser Alice, si on ne sait pas où on va, on a peu de chance d’y
arriver, n’est-ce pas?
Et bien la transformation ce n’est pas le pays des merveilles et ce
qui semble si logique ne marche en fait pas, pour plusieurs raisons:
Premièrement, la notion-même de vision induit son propre échec:
un dirigeant d’une grande entreprise française me parlait récemment de
son PDG en disant « Il a une superbe vision, mais rien à faire, ça ne
cascade pas. » L’idée qu’un penseur visionnaire génial doive montrer la
voie, à charge à ses subordonnés de traduire cette vision en action,
traduit une conception cartésienne distinguant les penseurs des acteurs
sans véritable lien entre les deux, et surtout considérant les acteurs
comme incapables de penser et d’élaborer la vision collectivement. Se
plaindre ensuite que la vision du chef génial ne « cascade » pas traduit
simplement une incompétence managériale de ce dernier.
Tout cela est d’autant plus tragique que rien n’a jamais montré
qu’une vision est nécessaire pour réussir, et encore moins dans une
situation de rupture. Ikea n’avait pas de vision à ses débuts; 3M non
plus; ni AirBnB, ni Google, ni Facebook. Elon Musk est une exception
brillante, mais on mesure les risques qu’il prend… Pas sûr que les
entreprises soient nombreuses à vouloir jouer ce jeu… Si les
entrepreneurs n’ont pas besoin de vision préalable pour transformer le
monde, pourquoi en faudrait-il une pour transformer une organisation
existante?
Pire que ça, en situation d’incertitude, avoir une vision peut être
contre-productif. Il est très difficile, voire impossible, de savoir où
on va. Certains s’en inquiètent, et renforcent paradoxalement leurs
efforts de prédiction, dans une sorte de fuite en avant; d’autres s’en
réjouissent. Mais ce qui est sûr, c’est que l’avenir sera une surprise.
Personne ne peut prédire l’avenir de son industrie; ni que celle-ci sera
uberisée et disparaîtra, comme a disparu l’industrie de la
pellicule photo, ou qu’elle réussira à se transformer pour renaître,
comme le textile européen après la saignée des années 70 ou les cinémas
multiplex après le magnétoscope et le DVD. Pourquoi dès lors s’acharner à
prédire? Pourquoi s’imposer un exercice de création d’une vision qui a
toutes les chances de consommer une énergie pharamineuse en faisant
travailler des managers sur des technologies qu’ils ne comprennent pas,
et s’ils les comprennent, dont ils ne peuvent pas en mesurer les
implications, et qui a également toutes les chances de se révéler fausse
après quelques mois, embarquant l’entreprise dans une mauvaise
direction?
La recherche en entrepreneuriat a montré depuis longtemps, avec le
concept d’effectuation, que les entrepreneurs font émerger leur vision
chemin-faisant. Celle-ci émerge de leurs actions basées sur
l’application de quelques principes simples, mais génériques. La clé de
la transformation organisationnelle ne réside donc pas dans la
conception du plan parfait basé sur une vision, mais sur la mise en
pratique de ces principes à tous les niveaux de l’organisation. La
création du contexte permettant cette mise en pratique est le seul
véritable impératif de la direction générale.
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