Comment la connaissance peut stimuler, mais aussi entraver la créativité ?
Pier Vittorio Mannucci, HEC Paris PhD
L’étude de Pier Vittorio Mannucci répond à une question largement
débattue : pourquoi la créativité des individus varie-t-elle au fil du
temps ? Le chercheur montre que la capacité d’un individu à produire de
nouvelles idées est liée à la fois à la spécificité et à la diversité de
ses connaissances, ainsi qu’à sa flexibilité cognitive. Et l’importance
de chacun de ces facteurs variant au fil du temps, il convient, pour
développer la créativité dans l’entreprise, d’adapter les stimuli
managériaux en conséquence.
La recherche dans de nombreux domaines a démontré
à maintes reprises
que la créativité individuelle, soit la capacité à produire de
nouvelles idées, varie au fil du temps. Cependant, jusqu’à présent,
aucune explication probante n’a été fournie quant aux raisons de cette
évolution. Dans le cadre de leur étude portant sur des collaborateurs de
l’industrie du film d’animation, Pier Vittorio Mannucci constate qu’à
différents stades de leur carrière, la créativité des individus était
renforcée par différents types de connaissances. Ils soulignent
également le rôle de la flexibilité ou de la rigidité cognitive dans
cette dynamique.
La spécialisation: une composante clé de la créativité
Pier Vittorio Mannucci explique que la capacité des individus à
produire de nouvelles idées varie tout au long de leur carrière, du fait
de deux types de connaissances qu’ils peuvent alternativement
développer ou négliger au fil de leur évolution professionnelle : d’une
part les connaissances spécialisées ; d’autre part, la diversité des
connaissances. Bien que cela puisse sembler contrintuitif, pour produire
de nouvelles idées, le premier type de connaissances est plus précieux
que le second. L’étude révèle en effet que pour exploiter une nouvelle
idée de façon productive, un individu doit disposer de connaissances
pointues dans un domaine, ce type de connaissances agissant comme un «
microscope discriminatoire ». « Sans connaissances spécialisées, les
nouvelles idées restent vagues, à la manière du syndrome de la page
blanche pour un écrivain. Le problème ne vient pas d’un manque d’idées,
mais plutôt d’une surabondance d’idées qui rend pratiquement impossible
la production d’une seule bonne idée », explique Pier Vittorio Mannucci.
Les connaissances spécialisées permettent ainsi aux individus de situer
une idée et de déterminer comment l’exploiter de façon productive.
Malgré l’enthousiasme débordant dont ils peuvent faire preuve, les
débutants ne disposent pas nécessairement d’une connaissance
suffisamment approfondie de leur secteur d’activités pour distinguer les
idées innovantes de ce qui est tout simplement nouveau pour eux. Pier
Vittorio Mannucci explique que Pixar Studios traite ce problème en
exigeant des nouvelles recrues qu’elles suivent des formations
approfondies liées au poste qu’elles occupent. Ainsi, les collaborateurs
sont en mesure d’acquérir les connaissances pointues dont ils ont
besoin pour contribuer efficacement au succès de l’entreprise. « Plus un
individu développe des connaissances spécialisées, plus il est à même
d’appréhender la complexité, ce qui a également un impact positif sur la
créativité ». Néanmoins, l’acquisition de connaissances approfondies
présente également un inconvénient : au fil du temps, elles peuvent
favoriser la rigidité cognitive. « Plus vous disposez de connaissances
dans un domaine, plus elles prennent de l’ampleur et le pas sur toutes
les autres », explique Pier Vittorio Mannucci. En résumé, la
spécialisation est une condition nécessaire à la créativité, mais elle
ne doit en aucun cas favoriser l’étroitesse d’esprit.
"La spécialisation est une condition nécessaire à la créativité, mais elle ne doit en aucun cas favoriser l’étroitesse d’esprit"
La diversification: un moyen de compenser la spécialisation
Pour éviter que les connaissances ne deviennent une masse figée, il
est important que les individus ayant développé un savoir-faire
spécialisé trouvent également d’autres centres d’intérêt. En vous
intéressant à des domaines sans rapport avec votre secteur ou votre
activité, vous préserverez la flexibilité de vos processus cognitifs. «
Il est en fait relativement simple d’entretenir sa souplesse d’esprit,
explique Pier Vittorio Mannucci. Même des stimuli indirects tels que la
participation à des conférences ou la lecture d’articles peuvent
contrebalancer efficacement la rigidité cognitive. » Chez Pixar, lorsque
l’on considère qu’un animateur est suffisamment spécialisé, il est
encouragé à s’aventurer au-delà de sa spécialisation, en suivant par
exemple des formations sur la réalisation ou la production de films. Une
fois la porte ouverte, l’entreprise soutient tout centre d’intérêt et
propose des cours dans des domaines aussi variés que le violon et la
danse du ventre. Comme le montre l’exemple de Pixar, un bon timing est
essentiel pour favoriser et soutenir la créativité. « L’acquisition de
connaissances spécialisées peut prendre quatre à cinq ans, explique Pier
Vittorio Mannucci. Au cours de cette période, nous avons constaté que
les connaissances acquises avaient un impact positif sur la créativité
». Selon ses observations, les connaissances spécialisées constituent
une base indispensable et perdurent après la période de « formation » de
cinq ans.
Toutefois, elles cessent alors d’avoir une influence positive. Leur
impact sur la créativité ne regagne de l’importance qu’au bout de 30
ans de carrière. À ce stade, si rien n’est fait pour contrebalancer la
rigidité qui tend à s’installer naturellement au fil des ans, des
connaissances trop spécialisées peuvent avoir entraver la créativité.
L’influence de connaissances étendues suit un calendrier différent.
L’effet de compensation positif découlant de l’acquisition de
connaissances plus vastes n’est pas significatif avant 10 ans de
carrière. C’est à ce moment précis que la surspécialisation apparaît
comme un risque réel et que de nouvelles perspectives sont nécessaires
au maintien de la flexibilité et de l’ouverture d’esprit. « Il est
intéressant de noter que la fin de cette période de 10 ans correspond
également à ce que les recherches dans le domaine des ressources
humaines présentent comme le moment où les individus sont les plus
susceptibles de quitter leur entreprise ou leur poste. Cela suggère que
la spécialisation et le manque de diversité n’ont pas uniquement un
impact négatif sur la créativité, mais également sur la motivation. »
Soutenir la créativité dans le temps
« Les chercheurs avaient tendance à penser que la créativité suivait
un chemin curvilinéaire tout au long d’une carrière, avec un pic à
mi-carrière. Mais notre étude révèle que la créativité peut émerger à
tout moment », affirme Pier-Vittorio Mannucci. La capacité à produire de
nouvelles idées repose sur un juste équilibre entre connaissances
spécialisées et diversifiées, ainsi que divers degrés de flexibilité
cognitive. Le degré optimal de flexibilité cognitive et l’équilibre
entre connaissances spécialisées et étendues doit être ajustés en
conséquence au fil du temps. « Le réalisateur Quentin Tarentino et Steve
Jobs d’Apple sont souvent considérés comme des gens ayant fait preuve
d’une grande créativité, et ce dès le début de leur carrière, mais en
réalité, avant d’occuper des fonctions créatives clés, ils ont tous deux
développé au maximum leur base de connaissances, notamment en suivant
des formations universitaires, en occupant des postes d’assistant ou en
participant à des courts métrages. » De plus, Pier Vittorio Mannucci
explique qu’en négligeant de prendre en compte l’évolution des
connaissances de leurs collaborateurs, de nombreuses entreprises perdent
un capital humain précieux. De nouvelles idées peuvent stimuler les
individus plus mûrs et leur permettre de continuer à contribuer au
succès de leur entreprise. La compétitivité des entreprises dépendant de
plus en plus de la créativité de leurs collaborateurs, elles doivent
déterminer le temps à consacrer à l’acquisition de connaissances
spécialisées et le moment auquel il est au contraire nécessaire de se
diversifier. Selon Pier-Vittorio Mannucci, les systèmes de rotation des
tâches et de clients, généralement utilisés dans les cabinets de
conseil, constituent un moyen efficace d’atteindre un équilibre
productif des connaissances.
D’après un entretien avec Pier Vittorio Mannucci et sa thèse de
Doctorat « To Infinity and Beyond? The Differential Impact of Knowledge
Depth and Breadth on Creativity Over Individual Careers ».
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