Pourquoi transformer une organisation est difficile: Ressources, processus, valeurs et la migration des compétences
Pétroglyphes de la réserve de Gobustan |
Pétroglyphes de la réserve de Gobustan, Azerbaïdjan datant de 10 000 ans av. J.-C (Source: Wikipedia)
(Philippe Silberzahn) Pourquoi une entreprise n’arrive-t-elle pas à changer lorsqu’elle
fait face à une rupture? La question n’est pas nouvelle mais elle
continue d’intriguer les spécialistes. Une partie de la réponse se
trouve dans l’observation qu’au cours du temps, ce qu’une organisation
sait faire migre: sa capacité réside d’abord dans ses ressources
(notamment humaines), puis elle évolue vers des processus et enfin vers
des valeurs. C’est à ce dernier stade que le changement est le plus
difficile.
Au début de son existence, dans la
période startup, tout ce qu’une organisation sait faire est attribuable à
ses ressources, et principalement ses ressources humaines (fondateurs
et premiers employés). Des problèmes surgissent,
ils sont résolus.
Au cours du temps, la résolution de ces problèmes devient formalisée
en termes de processus. C’est en particulier vrai pour les problèmes
récurrents. Cette formalisation permet à l’entreprise de grandir: les
nouveaux employés n’ont plus à redécouvrir les solutions aux problèmes
rencontrés, ils appliquent les processus développés par leurs
prédécesseurs. La présence des fondateurs n’est plus nécessaire pour
cette résolution, leur « savoir » est en quelque sorte encapsulé dans
ces processus. La création de ces processus est une condition sine qua
none de la capacité d’une startup à passer de l’ère
créative/entrepreneuriale, où la présence des fondateurs est nécessaire à
la résolution de problèmes, à celle de la croissance, où la résolution
de ces problèmes est déléguée à un nombre croissant d’individus.
Peu à peu, la prise de décision pour la résolution des principaux
problèmes devient inconsciente, elle repose désormais de plus en plus
sur des hypothèses et des principes dégagés du succès de la résolution
des problèmes passés, et non plus sur des prises de décision
conscientes. Ces processus et ces principes constituent la culture de
l’organisation, c’est à dire un ensemble de valeurs communes apprises
collectivement par l’organisation. Ces valeurs permettent de choisir les
clients les plus intéressants, prendre des décisions en matières de
production, et plus généralement elles sont la base du mécanisme
d’allocation de ressources, qui est le coeur du management de
l’organisation.
Les valeurs sont très importantes car elles permettent à n’importe
quel employé d’agir en cohérence avec le reste de l’organisation et,
surtout, de lier son action à la stratégie de cette dernière. Les
valeurs sont l’outil de gestion à distance, indispensable dès que
l’organisation atteint une certaine taille et que la proximité avec le
dirigeant n’existe plus, et que ce dernier ne peut plus prendre toutes
les décisions. Ces valeurs sont ce qui a fait la force de l’empire
Romain durant des siècles: un centurion qui partait loin de Rome ne
pouvait espérer communiquer facilement avec l’empereur. Ce dernier le
briefait et il partait au loin prendre des décisions uniquement fondées
sur des valeurs comprises et sur une idée de la stratégie générale de
l’empire. Plus ces valeurs sont partagées au sein de l’organisation,
plus cette dernière fonctionne efficacement dans son environnement.
Ce qui définit ce que l’organisation est capable de faire migre donc
au cours du temps: initialement la capacité réside dans les ressources,
essentiellement humaines. Puis elle migre vers les processus,
explicites, puis au final vers les valeurs, implicites, définissant
ainsi la culture de l’organisation.
On voit pourquoi le changement est si difficile. Tant que
l’environnement correspond aux situations pour lesquelles les processus
ont été conçus et que les valeurs de l’organisation permettent de gérer,
l’entreprise est performante. Mais une difficulté apparaît lorsque
l’environnement change. En effet, ces processus et ces valeurs
définissent également ce que l’organisation ne sait pas faire: si on est
optimisé pour un environnement, alors par définition on n’est pas
optimisé pour un autre environnement.
Lorsque les capacités d’une organisation résident dans ses ressources
(stade initial de startup), le changement est facile: les fondateurs
décident de changer, et l’organisation pivote. C’est la force des
startups de changer très facilement dès lors que les fondateurs ont
conscience de la nécessité de changer leur modèle. Mais lorsque, à un
stade ultérieur, les capacités d’une organisation résident dans ses
processus, et plus encore lorsqu’ils résident dans sa culture, le
changement devient extrêmement difficile.
C’est ce qui explique pourquoi tant de gens ont du mal à changer de
vie même après un accident cardiaque: faire de l’exercice, voyager
moins, manger plus équilibré, semblent des décisions relativement
faciles, et tout esprit un tant soit peu rationnel en comprend aisément
les avantages en termes de santé. Et pourtant, peu de gens s’y
résolvent, car elles correspondent à un changement profond de style de
vie.
On comprend mieux ainsi pourquoi les entreprises qui font face à une
rupture ont tant de mal à réagir. C’est rarement qu’elles n’ont pas
conscience du danger. C’est qu’avoir conscience de la nécessité de
réagir et être capable de réagir sont deux choses différentes. Le
changement nécessite la remise en question d’hypothèses et de valeurs
qui ont fait le succès de l’organisation parfois durant des décennies
dans sont activité actuelle. Si cette activité est encore en bonne
santé, il sera difficile d’admettre la nécessité de les remettre en
question, même si la perception du danger existe, et ce sera encore plus
difficile parce que ces valeurs sont partagées par des milliers
d’employés qui voient tous les jours leurs effets bénéfiques. Ce qui
faisait la force du management par les valeurs, c’est à dire le
management à distance, constitue désormais sa faiblesse: le dirigeant
peut clamer haut et fort la nécessité de changer, le relais ne se fait
pas précisément parce que tout a été mis en place pour que le relais ne
se fasse pas et que les collaborateurs agissent de façon autonome.
Bien souvent, on peut être tenté d’abandonner face à la tâche
titanesque de changer les valeurs d’une organisation, d’autant que ce
changement met en danger l’activité actuelle avant qu’il ne permette,
éventuellement, de faire émerger l’activité nouvelle. Créer une entité
autonome pour tirer parti de la rupture en cours sera plus facile, car
en repartant de zéro, on relance une démarche de création de valeurs
adaptées au nouvel environnement.
Source pour cet article: Clayton Christensen, The innovator’s dilemma.
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