Pourquoi le développement durable est une opportunité pour les entreprises


Paul Polman est le P-DG d’Unilever, qui comprend entre autres les marques Dove et Lipton. Il s’est fixé pour ambition de neutraliser les effets de la croissance du groupe sur l’environnement et d’améliorer son impact sociétal global.


Les objectifs de développement durable d’Unilever s’attachent, entre autres indicateurs, aux gaz à effet de serre, à la consommation d’eau, à la production de déchets et d’emballages, aux achats pérennes, aux moyens de subsistance et à l’autonomisation des femmes. Paul Polman s’est
entretenu avec Harvard Business Review sur les ambitions de son groupe en matière de développement durable, dans le cadre du projet Economie du Futur, une initiative de HBR visant à diffuser au plus grand nombre les expériences en la matière.

HBR : Pourquoi avez-vous décidé d’engager une politique de développement durable ?

PAUL POLMAN : La crise financière de 2007 et 2008 a révélé qu’un modèle économique mondial marqué par un niveau élevé de dette, une surconsommation chronique et susceptible de laisser trop de monde sur le côté, n’était pas viable. La confiance dans les entreprises et de nombreuses autres institutions s’est affaiblie. Un grand nombre d’entreprises ont perdu leur raison d’être et privilégier avant tout l’actionnaire a semblé devenir la motivation première. La durée de vie des sociétés cotées diminue de plus en plus et leurs activités sont de plus en plus menacées.
Il nous fallait un nouveau modèle économique ; ainsi qu’un nouveau modèle de rentabilité. Non pas fondé sur le principe de « moindre nocivité » ou d’actions ponctuelles de bienfaisance, mais sur l’impact positif que l’entreprise peut avoir sur la société, à tous les niveaux.
Il ne s’agit pas seulement de « durabilité » mais aussi du calendrier du développement durable. Il s’agit de savoir comment apporter croissance et développement aux générations à venir de façon plus durable et équitable.
La finalité de l’entreprise est d’abord et avant tout de servir la société. Il est d’ailleurs impossible d’avoir des entreprises fortes et présentes sur la scène internationale, dans un monde connaissant un changement climatique et où les inégalités comme la pauvreté augmentent. La bonne nouvelle, c’est que, outre notre obligation morale de relever ces défis mondiaux, il y a une réelle opportunité économique. Et c’est très enthousiasmant.

HBR : Quelles parties prenantes ont opposé le plus de résistance à votre programme de développement durable ? Comment avez-vous fait pour les rallier à votre cause ?

PP : Plutôt que de résister, nous constatons surtout que les individus désirent s’impliquer dans ce programme de changement. Nos clients et nos fournisseurs veulent s’associer à notre démarche, les jeunes actifs veulent nous rejoindre et les clients souhaitent de plus en plus acheter nos produits.
En 2010, nous avons lancé l’Unilever Sustainable Living Plan (USLP) visant à neutraliser l’effet de notre croissance sur notre empreinte écologique et à améliorer notre impact sociétal global. Plus de la moitié de nos jeunes diplômés ont déclaré nous avoir rejoints en raison de ce USLP. Nos investisseurs nous accompagnent également plus longtemps grâce à ce programme : 70 % restent chez nous sept ans ou plus. L’USLP a un effet direct sur le chiffre d’affaires et la rentabilité : il tire la croissance vers le haut, réduit les coûts et les risques, et attire les talents.
Nous devons parfois faire encore davantage pour convaincre les sceptiques qui sont toujours nombreux. La confusion qui entoure ces questions n’aide pas les consommateurs et le manque d’éléments de comparaison ou de compréhension des enjeux n’aide pas non plus les investisseurs. Les P-DG doivent mieux défendre la pertinence d’un modèle de rentabilité plus inclusif et durable, auprès des actionnaires de long terme du moins.
Nos difficultés viennent davantage du système dans lequel nous agissons. Comme toutes les entreprises, nous sommes affectés par le court-termisme grandissant des marchés financiers et de la politique. Il nous faut une réforme du système financier qui le rende plus attentif aux besoins à long terme de la société. Les défis sont particulièrement aigus dans les domaines où l’intervention de l’Etat est nécessaire pour faire appliquer un cadre réglementaire ou lorsque des secteurs entiers doivent changer.
La nécessité de modifier les habitudes de consommation est tout aussi pressante. Les individus exigent de plus en plus des entreprises qu’elles soient responsables ; cependant il y a encore beaucoup de chemin à faire pour modifier massivement le comportement des consommateurs. Nous faisons notre part, en nous engageant, par exemple, à rendre nos emballages réutilisables, recyclables ou compostables d’ici à 2025.
Les entreprises ont un intérêt évident à combattre le changement climatique car celui-ci représente probablement la plus grande menace pour leur existence.
La réduction des émissions carbones n’aura sans doute pas un effet suffisant pour résoudre le problème du changement climatique : nous avons également besoin de réglementation. En plus de rendre leurs opérations compatibles avec le développement durable, est-il dans l’obligation des entreprises d’appeler au changement ?
Cette obligation est au cœur du changement transformationnel (et non incrémental) qui doit advenir. Il ne s’agit pas d’avoir davantage de projets, mais d’opérer un changement de système ; il ne s’agit pas de faire davantage de RSE (responsabilité sociale des entreprises) mais de créer des modèles de rentabilité fondamentalement nouveaux.
Les entreprises ont un rôle clé à jouer pour accélérer le changement et contribuer à déminer un terrain politique difficile. Heureusement, c’est déjà en cours, comme nous l’avons vu avec le mouvement américain #WeAreStillIn {« On y est toujours »}, né après l’annonce par l’actuel gouvernement de se retirer de l’accord de Paris sur le climat.
Afin de changer réellement d’échelle, il nous faut des objectifs scientifiquement fondés ; nous devons rendre publics les risques que représentent nos modèles de croissance et quelles sont les mesures à prendre pour les réduire (à l’image de la Task Force on Climate-Related Financial Disclosures de Bloomberg – un groupe de travail qui vise à informer des risques financiers liés au changement climatique, NDLR). Enfin, nous devons établir un prix du carbone.
Il faut, pour cela, commencer par balayer devant sa porte. Par exemple, Unilever a pour objectif de devenir « carbone positif » d’ici à 2030, en restituant davantage d’énergie renouvelable qu’il n’en consomme, et en passant toute sa flotte de véhicules en électrique. Nous devons faire ce que nous disons.
Mais nous devons aller plus loin dans la mesure où cela ne suffira pas pour passer aux modèles de transformation qui nous sont indispensables. Les Etats doivent également mettre en place les infrastructures, les réglementations et les systèmes ad hoc ; à cet égard, les entreprises ont un rôle à jouer en faisant la promotion de meilleures politiques. Cela comprend la taxation des certains éléments externes comme le carbone, cela consiste à encourager à passer à des achats durables et à créer des instruments financiers appropriés. Enfin, les entreprises jouent un rôle clé en déminant le processus politique afin d’encourager ces transitions.

HBR : Vous êtes impliqué depuis assez longtemps sur le sujet pour avoir été le témoin d’années gâchées par l’inaction. Comment faites-vous pour faire face à de pareils défis qui semblent, en apparence du moins, insurmontables ?

PP : Desmond Tutu (un archevêque anglican sud-africain qui a reçu le prix Nobel de la paix en 1984, NDLR) a très bien répondu quand on lui a demandé s’il était optimiste ou pessimiste : « Je suis prisonnier de l’espérance. » Je vois beaucoup de gens fascinants qui travaillent à ce programme, ce qui m’encourage. J’observe également que de nombreuses personnes souffrent inutilement des échecs des autres (les pauvres qui paient la facture du changement climatique, par exemple), ce qui me donne un sentiment d’obligation.
Simultanément, la dynamique autour de la nécessité de répondre aux défis du changement climatique se structure, ce qui entretient notre résilience et notre optimisme. Et même ce qui apparaît comme un échec, comme la décision du président des Etats-Unis de se retirer de l’accord de Paris sur le climat, révèle le véritable niveau d’engagement des P-DG, des maires et de nombreux autres acteurs. Plus de 1 200 entreprises appellent désormais à une taxation du carbone. Elles sont également nombreuses, à l’instar d’Unilever, à se fixer pour objectif d’utiliser 100 % d’énergie renouvelable. Le pendule oscille donc dans la bonne direction.
Cependant, il nous reste beaucoup à faire. C’est indéniable, nous sommes encore face à de nombreux défis dans le monde. Il suffit de regarder n’importe quel média pour voir les effets destructeurs du changement climatique : par exemple, les ouragans dévastateurs qui ont traversé récemment les Caraïbes et les Etats-Unis, l’augmentation du nombre de personnes déplacées en raison de conflits, les laissés pour compte des bénéfices de la mondialisation, et j’en passe. L’échec de la gouvernance mondiale à répondre à ces défis exige des entreprises qu’elles interviennent.
C’est très simple : aligner de manière plus nette les entreprises sur les intérêts de la société et la planifier à long terme sont les seules manières de garantir une réussite pérenne ainsi que la longévité de nos entreprises et de notre planète. Le développement durable n’est pas seulement une chose positive à faire : il est essentiel à la croissance des entreprises. Faire comme si de rien n’était, ça ne marche pas. On le voit partout dans nos économies et nos sociétés. Trop de gens se sentent abandonnés : on assiste à des phénomènes de repli sur soi, de montée du populisme et d’antimondialisation.
Il n’y a pas de justification économique à la pauvreté endémique ou au changement climatique incontrôlé. En revanche, il y a une immense opportunité économique, si nous la saisissons, à mobiliser les marchés (et tout le capital financier, humain et innovant qu’ils représentent) pour créer le monde que nous souhaitons. C’est au bas mot une opportunité à 12 000 milliards de dollars et 380 millions d’emplois supplémentaires, selon le rapport « Better Business, Better World » de la Business & Sustainable Development Commission. Le jeu en vaut la chandelle.
Nous sommes redevables vis à vis de la prochaine génération de laisser la planète en meilleur état que nous l’avons trouvée. Je viens d’avoir un troisième petit-enfant et je veux qu’il vive dans un monde meilleur que le nôtre. Pour y parvenir, il nous faut par-dessus tout du volontarisme, des leaders capables de faire passer l’intérêt général avant le leur, des leaders mus par le sens d’une mission supérieure, qui se guident à la lumière des étoiles et non du premier navire aperçu en mer. Voilà ce qui me stimule chaque jour ; et, oui, je reste optimiste.

HBR : Début 2017, vous avez dû contrer une offre de rachat agressive et avez été mis en demeure de muscler vos performances financières. Comment faites-vous pour maintenir votre engagement en termes de développement durable lorsque vous êtes face à de telles pressions ?

PP : Je n’ai jamais douté que cet engagement est le bon modèle pour Unilever : c’est dans son ADN. Notre modèle de rentabilité est fondé sur une croissance à long terme qui sert nos intérêts et ceux de nos nombreuses parties prenantes, nos actionnaires inclus. Cela se vérifie par un rendement total pour l’actionnaire de 290 % sur les neuf dernières années, bien supérieur aux indices mondiaux ou sectoriels ; ce qui prouve, encore une fois, que les modèles de rentabilité responsables sont compatibles avec la création de valeur pour l’actionnaire sur le long terme. Ces 70 % d’actionnaires qui détiennent nos titres depuis sept ans ou plus prouvent qu’ils soutiennent totalement notre modèle de croissance. Je ne peux pas parler pour nos investisseurs puisqu’il n’y a jamais eu de vote sur cette question, mais au regard du cours relatif de l’action, il est de plus en plus clair qu’ils sont convaincus que nous créons plus de valeur, et de meilleure qualité, sur le long terme.
Le profit stricto sensu ne peut pas être l’unique mesure de la réussite. Avec notre modèle, nous prouvons que croissance et valeur se complètent. Malheureusement, l’abondance de monnaie, la faiblesse des taux d’intérêt et l’appétit pour les retours financiers rapides ont rendu les marchés plus court-termistes. En ce qui nous concerne, nous voyons cela davantage comme un transfert de valeur plutôt que comme de la création de valeur. On pourrait parler de manipulation financière. C’est la différence entre travailler pour une poignée de milliardaires ou pour les milliards de gens qui ont besoin de nous. Je crois toujours et espère sincèrement qu’à long terme, la cause des milliards d’individus l’emportera.

HBR : Vous êtes, je crois, le seul P-DG qui exige de tous les nouveaux produits qu’ils contribuent à un ou plusieurs des objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies. Est-ce vraiment le rôle des entreprises ? Qu’a-t-il résulté de cette obligation ?

PP : En tant qu’entreprise de biens de consommation, la meilleure façon de remplir notre mission passe par nos marques et nos savoir-faire. En tant qu’employeur de 170 000 personnes et fournisseur de 2,5 millions de clients qui utilisent nos produits au quotidien, nous avons un impact direct sur de nombreuses existences.
On peut voir les ODD comme un indicateur des progrès de la planète, mais également comme une immense occasion de relever quelques-uns des plus grands défis mondiaux. Nous en sommes au point où, pour chaque objectif identifié (que ce soit la sécurité alimentaire, le changement climatique, l’assainissement ou l’égalité des genres), le coût de l’inaction devient plus élevé que celui de l’action. Par exemple, on estime à 12 % du PIB mondial le coût de la prévention des conflits et des guerres, tandis que celui de la mise en œuvre des ODD ne représente que 3 à 4 % du PIB par an. Aujourd’hui, nous avons besoin de créer des emplois et de générer de la croissance, or nous disposons déjà, pour cela, du programme à suivre : qui plus est, un programme approuvé par 193 pays, à New York en septembre 2015.
Les marques qui apportent des solutions sont utiles et reconnues. Il n’est pas surprenant que plus le programme se consolide, mieux les marques se portent. Nos marques qui sont en phase avec ce projet de développement durable réalisent plus de 60 % de la croissance d’Unilever et progressent 50 % plus vite que le reste des activités du groupe.
Ce n’est pas compliqué : nous faisons en sorte que nos marques profitent aux moins bien servis. Nous savons le faire. Et lorsque nous le faisons bien, nous sommes récompensés par de meilleurs résultats. Cela exige un regard extérieur impitoyable et une attention extrême portée à nos clients. Mais par-dessus tout, cela exige simplement que nous placions l’intérêt général avant le nôtre.
Paul Polman, HBR France

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