Entreprise à mission: Le piège à cons
(philippesilberzahn) Il y a quelques années, un dirigeant d’entreprise chinois en visite
en France donna un grand discours devant un parterre d’officiels.
« J’aime beaucoup venir en France », déclarait-il. « J’aime la France en
fait. » Frissons de plaisir et sourires entendus dans la salle.
« J’aime la France parce que chaque fois que je viens, et je viens
depuis longtemps, rien ne change jamais. »
Non rien ne change, y compris notre habitude
des grandes émotions
populaires sur des sujets stupides, et celle de nous tirer une balle
dans le pied. Avec l’affaire des entreprises à mission, nous réussissons
l’exploit de marier les deux.
Estimant que la recherche de profit ne peut pas à elle seule
justifier l’existence des entreprises, le gouvernement a donc décidé
d’avancer sur une modification du code civil pour imposer la prise en
compte des impacts sociaux et sociétaux de leurs décisions. On ne sait
pas encore si cette obligation sera étendue à toutes les entreprises ou
si elle n’existera que pour une catégorie particulière, laissant donc le
choix aux actionnaires.
Une noble ambition
Voilà donc une noble ambition que de demander aux entreprises, outre
de faire, du profit – il faut quand-même bien alimenter les impôts, de
se soucier du bien commun. Cette idée n’est pas nouvelle: La RSE –
responsabilité sociale des entreprises – existe depuis de nombreuses
années et s’est peu à peu imposée à elles. L’idée qu’il faille aller
plus loin n’est pas nouvelle non plus au motif que cela permettrait de
régler les problèmes éthiques que l’on constate régulièrement (fraudes,
mensonges, etc.) La crise de 2008 a indubitablement joué un rôle pour
décrédibiliser les entreprises et favoriser les changements envisagés.
Or la RSE, désormais assumée par toutes les entreprises, n’a jamais
empêché les manquements éthiques. Au contraire, une étude soulignait
récemment qu’elle pouvait les encourager: selon cette étude, l’utilisation
de la RSE accroît la mauvaise conduite des employés – 20% de plus
d’employés agissent de manière préjudiciable envers l’entreprise en se
dérobant à leur devoir principal après l’introduction de la RSE. Les
analyses suggèrent que la « licence morale » est à l’œuvre, dans la
mesure où le fait de « faire le bien » avec la RSE semble amener les
employés à s’autoriser des comportements incorrects sur d’autres
dimensions, nuisant ainsi à l’entreprise.
Cela n’a rien de surprenant. Pour connaître pas mal d’entreprises de
l’intérieur, je sais d’expérience que certaines de celles qui mettent le
plus leur action en avant dans ce domaine sont aussi celles qui
tolèrent les pires comportements internes. La noblesse affichée de la
mission semble, en quelque sorte, excuser toute pratique dans une
version moderne de « la fin justifie les moyens ». Historiquement
d’ailleurs, des millions de gens ont été passé au fil de l’épée au nom
d’un bien commun. Il n’est pas de cause suffisamment noble qu’elle ne
justifie pas d’entorse morales.
Le meilleur exemple est celui d’Oxfam, une organisation à but non
lucratif à l’impeccable pédigrée, qui fait la morale au monde entier
depuis des années, et qui a reconnu récemment des faits de harcèlement
et d’intimidation par son équipe à Haïti qui a eu notamment recours à
des prostituées locales, échangeant ses services contre leurs faveurs,
tirant parti de son pouvoir pour asservir des enfants.
Ainsi la vertu affichée n’empêche pas le vice; elle l’encourage même
parfois, elle le dissimule souvent; la tartufferie n’est jamais loin, et
l’abus de pouvoir est une attitude universelle; il n’est pas réservé,
n’en déplaise à nos petits marxistes en culotte courte, au méchant
capitalisme.
Une gouvernance ouverte aux parties prenantes de l’entreprise
est-elle la solution, comme le croient certains chercheurs en
management, dignes héritiers de Saint-Simon qui prônait un mode de
gouvernement contrôlé par un conseil formé de savants, d’artistes,
d’artisans et de chefs d’entreprise consacrés au bien commun? Loin s’en
faut. Il suffit de regarder l’exemple de Volkswagen, symbole phare de
cogestion allemande: le fait d’avoir des représentants des employés dans
ses conseils de direction et l’État de Basse-Saxe comme deuxième
actionnaire n’a en rien empêché la fraude massive dans l’affaire du
diesel.
Ni l’affirmation d’une mission de « bien public » (Oxfam) ni une
gouvernance ouverte aux parties prenantes (VW) n’ont empêché de graves
manquements à l’éthique. Que faut-il de plus pour abandonner cette voie
sans issue?
Un piège à cons généralisé
Non seulement imposer aux entreprises de remplir une mission et
d’avoir une gouvernance élargie n’apportera rien, mais cela s’avérera
contre-productif. En ce domaine comme en tant d’autres, l’enfer est pavé
de bonnes intentions. En substance, cette affaire d’entreprise à
mission est un piège à cons généralisé. C’est un piège à cons pour les
entreprises car la mise en avant d’une mission de bien commun viendra en
conflit avec d’autres missions (création de richesse, création d’emploi
notamment) et se traduira par un alourdissement des procédures. On
demandera à nos entreprises de mener la course de la concurrence
internationale avec un poids supplémentaire sur les épaules. Et après
bien-sûr on leur reprochera de ne créer ni emplois ni richesses.
« M. Rearden, la loi que vous dénoncez est basée sur le plus haut
principe-le principe du bien public. »
« Qui est le public? Qu’est-ce que c’est que son bien? Il fut un temps où
les hommes croyaient que le bien était un concept à définir par un code de
valeurs et qu’aucun homme n’avait le droit de rechercher son bien par la violation des droits d’autrui. Si l’on croit maintenant que mes semblables peuvent me sacrifier comme ils le veulent pour ce qu’ils considèrent comme leur propre bien, s’ils croient pouvoir saisir ma propriété simplement parce qu’ils en ont besoin, eh bien, le cambrioleur fait de même. La seule différence, c’est que le cambrioleur ne me demande pas de sanctionner son acte. » — Ayn Rand, La Grève
principe-le principe du bien public. »
« Qui est le public? Qu’est-ce que c’est que son bien? Il fut un temps où
les hommes croyaient que le bien était un concept à définir par un code de
valeurs et qu’aucun homme n’avait le droit de rechercher son bien par la violation des droits d’autrui. Si l’on croit maintenant que mes semblables peuvent me sacrifier comme ils le veulent pour ce qu’ils considèrent comme leur propre bien, s’ils croient pouvoir saisir ma propriété simplement parce qu’ils en ont besoin, eh bien, le cambrioleur fait de même. La seule différence, c’est que le cambrioleur ne me demande pas de sanctionner son acte. » — Ayn Rand, La Grève
C’est aussi un piège à con pour la collectivité et le bien public car
rien de bien pour le public n’en sortira. On aura tiré un coup pour
rien et l’éthique n’aura pas progressé d’un pouce. C’est d’autant plus
vrai que, naturellement, la question cruciale est celle de savoir qui
décidera de ce qui constitue le bien commun. Le concept est flou, on
peut donc y mettre ce que l’on veut. Il restera donc à nommer des
commissaires politiques qui décideront de ce qu’il en est. Comme on ne
le fera pas, chacun donnera sa définition, et on aura des comités
Théodule parlant de bien commun, menant quelques opérations de
greenwhashing et de RSE-washing (en gros, on donnera de l’argent aux
associations pour acheter leur silence comme cela se fait depuis des
années; comme tous les parasites, elles sont corruptibles, mais peu
exigeantes pour la plupart, il faut tondre les moutons mais les laisser
en vie) et tout ira bien. Comme il le fait depuis toujours, le
capitalisme achètera donc la corde pour se faire pendre, et la fournira
en location aux révolutionnaires en culotte courte qui seront incapables
d’en faire quoi que ce soit.
C’est surtout un piège à cons pour les entrepreneurs et les PME, car
ce plan d’entreprise à mission est concocté par les grandes entreprises,
qui auront les moyens de supporter ce poids additionnel sans grand
dommage et qui, pour beaucoup d’entre elles, vivent déjà du capitalisme
de copinage et de la proximité avec l’État. Elles donnent donc un gros
gage à ce dernier et pourront vivre tranquillement en ayant nourri le
monstre (et ses associations). De là à penser que tout cela est fait
pour que ces quelques entreprises puissent conserver leurs petits
oligopoles, il y a un pas que l’on pourra franchir allègrement: après
tout, faire adopter de nouvelles réglementations pour ériger des
barrières à l’entrée et ainsi empêcher la croissance des petits est une
vieille habitude du capitalisme de rente, en particulier français. Et
après on pleurera sur le manque de renouvellement de notre tissu
industriel, et, devinez quoi, on lancera un grand plan d’aide aux PME
avec un ministre larmoyant et plein de petits fours.
Dans un pays qui compte plus de
3.4 millions de chômeurs déclarés (et beaucoup plus de sans-emplois en
pratique) et qui décroche progressivement de la compétitivité mondiale,
ajouter ce poids à nos entreprises sans aucun résultat positif à en
attendre si ce n’est donner à manger à une palanquée de parasites est
tout bonnement criminel. Il est temps de reconnaître que le profit et la
création d’emploi contribuent en eux-mêmes au bien commun, et que les
subordonner à un bien commun d’ailleurs indéfinissable, c’est se
condamner à n’avoir aucun des trois. Que l’État et la collectivité
s’occupent de leurs affaires qu’ils gèrent fort mal plutôt que de
décharger leurs responsabilités sur des entreprises qui ont d’autres
choses à faire.
Pendant ce temps-là, les chinois doivent bien se marrer (s’ils savent encore qu’on existe, ce qui n’est pas sûr).
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