Insecure overachievers : comment tirer le meilleur de ces sur-performants angoissés
C’est pour éviter d’être démasqués qu’ils en font toujours plus, et parfois trop. Leur crainte ? Etre perçus comme des imposteurs.
Par Laurent Choain, HBR France
Petit, j’habitais chez mes grands-parents au fond d’une ruelle,
éclairée le soir trop tôt tombé de la lueur orangée des mêmes lampes
qu’on trouvait à la mine. Avec un peu de la grisaille du Nord que
renforcent les éclats de schiste noir servant de revêtement de fortune,
tout concourait à faire de cet endroit le décor d’une peur sourde. C’est
dans cette ruelle que j’appris jeune, très jeune, à courir vite, très
vite, pour fuir un monstre qui ne me talonnait que
dans ma psychose.Une chimère invisible
Les premiers de la classe sont ceux qui courent le plus vite ; qui
apprennent le plus vite et donc le plus, qui comptent plus vite, qui
lisent plus vite, qui comprennent plus vite, qui décident plus vite, qui
s’engagent plus vite, qui séduisent plus vite, qui trouvent des
solutions plus vite, qui délivrent plus vite, qui sont plus performants.
Mais beaucoup d’entre eux ont dans leur for intérieur une chimère qui
les poursuit, invisible du monde extérieur qui ne perçoit que leur
excellence, sans deviner leur sentiment d’imposture.
Il faut en faire toujours plus pour retarder autant que possible ce
moment fatidique où quelqu’un découvrira la supercherie de leur
perfection. Ils sont atteints du syndrome des insecure overachievers,
les sur-performants angoissés.
En réalité, pas invisible de tout le monde extérieur. Dans les
grandes entreprises de conseil par exemple, ou dans le monde de la
finance, c’est sciemment que l’on recrute ces premiers de la classe qui
n’ont pas besoin d’une incitation extrinsèque pour faire des heures
carrées, rendre leur copie avant même que l’énoncé ne soit terminé,
faire le kilomètre supplémentaire qui n’était pas prévu au programme. Ce
sont de jeunes professionnels auto-motivés, qui fournissent en
permanence un effort que les anglo-saxons appellent « discrétionnaire », à leur discrétion.
On les recrute avec leur monstre intérieur. Ils ne nécessitent pas trop
de management, juste d’avoir les conditions de continuer le concours
permanent auquel ils se sont inscrits très tôt dans la vie. C’est
d’ailleurs un grand concours organisé qui tient lieu de management, où
les évaluations sont continues et les promotions semestrielles, avec la
satisfaction supplémentaire qu’on se mesure entre sur-performants. En
ayant compris ce mécanisme, on assure un système très habile de
rétention, implicite : plus on progresse et plus toutes ces étapes
franchies rendent difficiles de sortir de telles organisations. Quand on
quitte ces entreprises, il y a toujours beaucoup de rires, plus de
larmes qu’attendu, et un drôle de rapport à l’angoisse : ceux qu’on
quitte n’auront donc pas remarqué l’imposture, mais qu’en sera-t-il de
ceux qu’on rejoint ? Les insecure overachievers sont aussi, sans
surprise, ceux qui s’intègrent le plus vite dans leurs nouveaux
environnements, tous capteurs affutés.
Le pacte de Faust
Pour les insecure overachievers, comme pour les dirigeants des organisations qui les emploient, la situation initiale est idéale ; l’organisation ferme volontiers les yeux sur l’insécurité et l’imposture possible, ou du moins oriente le regard sur l’incroyable performance de ces individus auto-motivés et sur-motivés, sans avoir à dépenser des trésors d’attention à leur égard, et les insecure overachievers sont dans leur élément, un monde codifié en harmonie avec leur conception de la vie. Mais pour l’individu, comme pour l’organisation, c’est un pacte de Faust et un jeu de dupes, où chacun pense être le diable de l’autre.
Inévitablement, le déraillement arrive quand l’insecure overachiever
est démasqué, c’est-à-dire la première fois qu’il rencontre l’échec, du
moins le pense-t-il. Eh bien pas du tout. La perception de l’échec est
totalement exagérée par l’insecure overachiever, tandis qu’elle passe
inaperçue de son environnement. Le véritable déraillement arrive quand
l’insecure overachiever, fort de ses succès et de son engagement, est
nommé manager.
Quatre traits caractérisent l’insecure overachiever quand il devient manager :
– Il/elle renforce encore davantage la place déjà centrale qu’occupe le travail dans l’équilibre général de sa vie et par extension, attend des autres et en particulier de ses nouveaux collaborateurs qu’il en soit de même pour eux.
– Elle/il surdétermine la valeur de l’effort comme préalable au
résultat, et arbore en toute circonstance le mantra « work hard, play
hard».
– Il/elle dévalorise le succès des autres à l’aune de son propre sentiment d’imposture. Un succès est toujours une imposture qui a bien tourné.
– Elle/il développe une relation passionnelle avec quelques
collaborateurs de ses équipes, choisis pour leur appartenance au club
des insecure overachievers, les rudoie volontiers à l’intérieur du clan
mais les surprotège vis-à-vis de l’extérieur et cherchera à les
promouvoir le moment venu.
En d’autres termes, les insecure overachievers ont de réelles chances
d’être promus, au regard de leurs performances supérieures, dans des
fonctions de management. Pour autant leur champ de leadership est limité
à deux dimensions, l’expertise et le clan, qui étaient des valeurs
fortes de leadership dans les organisations de la seconde moitié du
vingtième siècle (l’une explicite, l’expertise, l’autre implicite, le
clanisme). A l’heure où les nouvelles générations rejettent ces formes
de leadership pour privilégier des modes plus inclusifs et
bienveillants, la capacité des premiers de la classe à revendiquer les
rôles de leadership dans les organisations est désormais démonétisée.
Franchir un cap
Et pourtant la solution avec les insecure overachievers ne peut pas
être de s’en séparer. Ils se sont donnés, ont rendu plus de services que
quiconque dans l’organisation, n’ont pas été compliqués à motiver ni à
manager. Il faut être capable de dépasser le diagnostic des symptômes et
leur permettre de franchir un cap. Toutefois, si les symptômes sont
assez connus et de plus en plus décrits, très peu de recommandations
permettent aux insecure overachievers de dépasser leur état et à ceux
qui les accompagnent ou les dirigent de savoir s’y prendre de manière
convaincante. La référence désormais la plus souvent citée est Matias
Dalsgaard, aujourd’hui CEO de GoMore et insecure overachiever repenti,
qui, au sortir de son expérience de consultant chez McKinsey, a publié
un livre, « Don’t Despair », un échange plus ou moins imaginaire de
lettres sur sa condition avec son oncle prêtre. Le succès venant, il a
creusé le sillon en publiant de nombreux articles et en donnant des
conférences sur le sujet. SelonMatias Dalsgaard, l’insecure overachiever
gagne à suivre cinq règles pour éviter le burnout : ne pas chercher à
travailler moins, stimuler son imagination, prendre des décisions
radicales sans craindre l’échec, multiplier les moments de distraction
mentale, faire preuve d’humour de manière systématique.
L’autre grande spécialiste du phénomène des insecure overachievers
est Laura Empson, professeur à la Cass Business School, qui a mené un
travail de fond sur la question. Mais son approche, assez descriptive,
traite surtout des mécanismes de gestion des insecure overachievers mis
en place par les grandes sociétés de conseil qui les emploient
délibérément, non de la manière dont on peut les aider à changer, à
transcender leur nature. En réalité, il existe plusieurs alternatives
pour sortir de cette condition d’insecure overachiever ; réduire
l’anxiété, renoncer à la surperformance ou affaiblir les automatismes de
renforcement entre ces deux composantes. Or les recommandations de
Matias Dalsgaard couvrent un champ assez large de ces options. Mais on
voit à quel point ces réponses reposent sur une inhibition des
caractéristiques initiales et profondes de l’insecure overachiever, et
ne traitent pas un aspect essentiel du phénomène : la prise de
conscience des insecure overachievers et leur volonté de changer.
Principe de thérapie cognitive
La solution la plus efficace, à l’usage, amène à respecter quatre
étapes qui reposent sur un principe simple pratiqué en thérapie
cognitive : faire évoluer les schémas de pensée de l’insecure overachiever
pour modifier ses comportements. Bien évidemment, cela ne peut se faire
qu’en accord explicite entre l’insecure overachiever et la personne qui
l’accompagne.
Etape 1 : La prise de conscience et la verbalisation de ce qui
déclenche les comportements toxiques liés aux croyances de l’insecure
overachiever, que cela le concerne directement ou son entourage. Ce
qu’il faut éviter, c’est le monologue intérieur propre à des
personnalités au système cognitif particulièrement développé et
complexe. Une chose en particulier est frappante : les insecure
overachievers ne tirent jamais profit de leurs succès passés. Ils
accroissent leur angoisse de l’échec à venir plutôt qu’ils ne la
calment.
Etape 2 : Ancrer dans son esprit le sentiment que ce changement sera
bénéfique et qu’il est possible à atteindre ; la plupart des insecure
overachievers, lorsqu’ils découvrent le syndrome dont ils souffrent,
adoptent une attitude défaitiste, sinon dépressive. Ils se croient
incapables de changer un trait qu’ils pensent constitutif de leur
personnalité, alors que très souvent il n’a été que progressivement
construit et renforcé par la pression sociale, scolaire puis
professionnelle.
Etape 3 : Etablir des « contre-routines » aux comportements
compulsifs, ce qui généralement est inconfortable pour l’insecure
overachiever ; il faut en particulier établir des contre-routines
organisationnelles, managériales et personnelles, ce que par exemple
Dominique Turcq a appelé « l’éloge de la lenteur », l’apprentissage du
« slow management ». Cela passe souvent par le fait
d’extraire l’insecure overachiever de son « habitat naturel », en
particulier les équipes et la hiérarchie avec lesquelles il/elle
fonctionne en permanence.
Etape 4 : Valoriser d’autres modèles de réussite que ceux de
l’insecure overachiever et l’éloigner de ce qui renforce son
comportement habituel. Cette phase est difficile mais indispensable.
L’insecure overachiever va en permanence avoir tendance à
comparer sa nouvelle condition à l’ancienne, se posera la question du
compromis entre sa vie trépidante, où le succès est le pendant du risque
permanent et de l’énergie qu’on y consacre, et une vie plus équilibrée,
qu’il faut accepter de ne pas pouvoir contrôler dans ses multiples
dimensions. Cela explique pourquoi, quand on a la charge de l’estime de
soi des membres d’une organisation – ce qui est ma définition du DRH –
il ne faut pas attendre que l’échec et la souffrance déclenchent la
réflexion. C’est au plus fort d’un succès, d’une vie professionnelle
réussie, qu’on engage ces conversations, sinon ces conversions
profondes.
Aujourd’hui, je cours toujours dans les ruelles sombres, un peu moins
vite et en ayant moins peur du monstre. Mais j’ai compris une chose :
tant qu’il y aura des premiers de la classe, il y aura des ruelles
sombres. Et pour eux, comme pour leur environnement, il sera utile de
savoir les accompagner, les soulager et les encourager à devenir de
grands leaders.
Laurent Choain, Chief People & Communication Officer du
Groupe Mazars. Docteur en Sciences de Gestion de l’Université Paris 2
Panthéon Assas, diplômé de l’IAE de Paris I Panthéon Sorbonne et de
l’Ecole Supérieure de Commerce de Reims (Neoma), il a été DRH dans
plusieurs grands groupes et a exercé des fonctions d’enseignement et […]
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