L’effrayante vérité sur la survie des entreprises
C’est un fait, les entreprises mettent de plus en plus vite la clé sous la porte. Voici pourquoi.
(HBR France) C’est le genre de statistiques qu’on entend régulièrement en
conférence : 80% des entreprises qui existaient avant 1980 ont désormais
disparu – et 17% de plus auront probablement péri d’ici cinq ans. A
force de s’entendre rabâcher ces chiffres, Vijay Govindarajan,
professeur au Dartmouth College (New Hampshire), a fini par les répéter
lui aussi. Pourtant, il ne savait pas s’ils étaient exacts, ou, s’ils
l’étaient, pourquoi ils l’étaient. Lui et son collègue Anup Srivastava
ont alors décidé d’examiner de plus près la question de la longévité des
entreprises.
Avant eux, d’autres chercheurs s’étaient intéressés au taux de survie
des sociétés du classement Fortune 500 et de l’indice S & P 500.
Mais les professeurs du Dartmouth College ont élargi le champ de l’étude
pour y inclure les 29 688 entreprises introduites sur les marchés
boursiers américains entre 1960 et 2009 (car ils estimaient que le
classement Fortune 500 et l’indice S & P 500 ne représentaient que
les très grandes entreprises, qui peuvent être particulièrement
sensibles aux perturbations). Ils les ont divisées en cohortes de dix
ans en fonction de leur période d’introduction en Bourse, et ont
déterminé combien d’entre elles étaient toujours en activité au bout de
cinq ans. Le résultat a confirmé le déclin de la longévité : les
entreprises introduites avant 1970 avaient 92 % de chances de survivre
les cinq années suivantes, contre seulement 63 % pour les sociétés
entrées en Bourse entre 2000 et 2009, même lorsque les chercheurs
avaient pris en compte la bulle Internet et la crise mondiale de 2008.
Bien que des chercheurs du Boston Consulting Group aient réalisé une
analyse semblable en 2015, Vijay Govindarajan précise que les nouveaux
résultats sont quelque peu différents. Si les deux études ont constaté
une hausse de la mortalité des entreprises, les professeurs de Dartmouth
ont réussi à identifier quel type d’entreprises accentue cette
augmentation. « Cette tendance n’est pas due au fait que les entreprises
introduites avant 1970 sont plus susceptibles de mettre la clé sous la
porte – elle tient essentiellement au fait que les sociétés récemment
introduites périssent plus vite », explique Vijay Govindarajan. Cette
étude cherche en outre à répondre aux questions plus importantes encore
que soulève cette découverte : pourquoi ces entreprises échouent-elles
et comment les dirigeants peuvent-ils empêcher ce phénomène ?
Pour tenter d’y répondre, les chercheurs se sont plongés dans les
bilans financiers afin d’analyser comment les entreprises introduites en
Bourse durant plusieurs décennies se différenciaient les unes des
autres en termes de dépenses en biens matériels (usines, équipement) et
en capital organisationnel (personnel, brevets, R & D, propriété
intellectuelle). Ils ont constaté qu’en moyenne les entreprises cotées
en Bourse après l’an 2000 dépensaient deux fois plus (en pourcentage)
que les sociétés plus anciennes en capital organisationnel et deux fois
moins en biens matériels. « Les entreprises les plus récentes se fondent
sur des business models nouveaux, tels que les services numériques qui
peuvent être lancés et distribués rapidement, écrivent les chercheurs,
ce qui leur donne un avantage par rapport aux sociétés du secteur
productif, [parce que] les entreprises ‘‘ à idées’’ ne nécessitent
aucune infrastructure coûteuse avec usines, ateliers et fournisseurs. »
Ils soulignent toutefois que cet avantage est à double tranchant : « La
bonne nouvelle pour ces entreprises, c’est qu’elles sont plus agiles. La
mauvaise, c’est que leurs jours sont comptés – à moins qu’elles
n’innovent sans cesse. »
Ce point de vue pessimiste s’appuie sur un simple constat : en
comparaison avec des entreprises qui possèdent des usines, des produits
et des chaînes d’approvisionnement, les sociétés du secteur digital sont
bien plus vulnérables aux imitations rapides. Vijay Govindarajan
énumère les exemples. Il y peu de temps encore, tout le monde ne jurait
que par Evernote, l’application facilitant l’enregistrement et
l’organisation d’informations. Aujourd’hui, Microsoft OneNote, Notes
d’Apple, Google Keep, Simplenote et bien d’autres applications proposent
des fonctionnalités similaires. Skype, FaceTime, Viber, Jitsi et Google
Hangouts se font tous concurrence dans le domaine de la conversation
vidéo. Et puis il y a Dropbox, la société pionnière en matière de
stockage dans le cloud, dont les fonctionnalités de base ont rapidement
été copiées par Microsoft, Apple, Amazon et Google. « La destruction
créatrice a toujours été un véritable problème, mais, dans le monde
physique, les cycles étaient plus longs. Dans les secteurs
technologiques, les cycles ont accéléré », explique Vijay Govindarajan.
Cette évolution des biens matériels vers des business models
numériques a des conséquences subtiles et inattendues. Vijay
Govindarajan souligne ainsi la nécessité de repenser les cours de
comptabilité dispensés dans les écoles de commerce habituelles, qui ont
tendance à s’attarder sur les modèles de gestion des stocks
(rappelez-vous des méthodes Lifo et Fifo), le coût des marchandises
vendues, l’amortissement et d’autres concepts qui étaient pertinents à
l’époque où les bilans regorgeaient de biens matériels, mais qui n’ont
plus lieu d’être à l’heure où beaucoup de produits des entreprises se
résument à des bits et des octets téléchargeables. Vijay Govindarajan
signale qu’il ne s’agit là que d’un exemple parmi d’autres indiquant que
les programmes des écoles de commerce ne reflètent pas avec justesse
l’environnement économique actuel.
L’étude se penche également sur la question la plus importante que
pose le résultat principal : comment les entreprises récentes
peuvent-elles inverser la tendance et accroître leur longévité ? Les
chercheurs suggèrent trois stratégies. Premièrement, les sociétés
pourraient incorporer des produits à la fois technologiques et physiques
dans leurs business models pour acquérir un avantage compétitif. Ainsi
leurs concurrents ne pourraient plus se contenter d’engager des
informaticiens pour créer rapidement des services similaires. Parmi les
exemples de sociétés hybrides numériques-physiques, citons notamment
Tesla, qui a développé une grande expertise dans les batteries et la
construction automobile, ou encore Amazon, protégée de la concurrence
par son large réseau de magasins.
Deuxièmement, les entreprises pourraient s’efforcer de développer des
business models incluant d’importants effets de réseau. Par exemple, le
milliard d’utilisateurs de Facebook représente un avantage compétitif :
pour passer sur une plateforme rivale, les internautes seraient
contraints de se reconnecter à leurs amis et de recréer du contenu
qu’ils ont chargé : une procédure laborieuse. Troisièmement, les
sociétés pourraient mettre davantage l’accent sur l’innovation continue –
une idée que Vijay Govindarajan a représentée dans un schéma qu’il
appelle « le modèle des trois boîtes » (thème d’un article de HBR en
2011 et d’un livre en 2016).
Ces résultats ont par ailleurs poussé Vijay Govindarajan à réfléchir à
la critique répandue selon laquelle les P-DG ont tendance à trop penser
à court terme. « On tient Wall Street pour responsable de cette
pression, mais, en réalité, Wall Street exige que les entreprises
recherchent un juste équilibre entre le court terme et le long terme,
corrige-t-il. Sinon, elles ne seront plus là après le court terme. »
À PROPOS DE LA RECHERCHE « Strategy When Creative Destwruction Accelerate », par Vijay Govindarajan et Anup Srivastava (document de travail).
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