Transformation de l’emploi : quelle ingénierie du développement des compétences ?
Par Mathilde Bourdat |
(Formation Professionnelle) Résumons l’épisode précédent :
la grande majorité des emplois va être fortement impacté par les
bouleversements technologiques, mais aussi sociologiques de notre
environnement. Outre l’expertise technique propre à leur domaine, les
professionnels doivent désormais disposer d’une solide culture générale,
de compétences sociales, et aussi d’une très bonne autonomie pour
apprendre. Coopération, créativité, communication, esprit critique, sont
des compétences transversales unanimement reconnues comme cruciales,
dès aujourd’hui.
Le développement de ces compétences ne peut se
faire
sans porter un regard critique sur nos propres dispositifs de
formation. Quelles compétences entraînons-nous vraiment ? Et qu’est ce
qui doit évoluer pour que le plus possible d’actifs trouvent leur place
dans ce nouveau monde ?1- Décloisonner les approches : pour une andragogie de la transversalité
« Nous
devons faire des changements dans l’éducation qui soient utiles à
l’industrie et à la société moderne », déclare Pasi Silander à The Independant (cité par Libération, « Les écoles finlandaises ne veulent plus de « matières » mais des « thèmes » »)
Fini
donc, le cloisonnement des matières, « place à la transversalité »,
écrit A. Chettouf dans l’article pré-cité. Les étudiants sont « réunis
en petits groupes » et mis en situation de « résoudre des problèmes », à
partir d’un thème qui mobilise des connaissances dans plusieurs
domaines.
Cette démarche nous renvoie directement aux écrits d’Edgar Morin. Dans sa communication au Congrès International « Quelle Université pour demain ? Vers une évolution transdiciplinaire de l’Université », il déclare :
« Nous savons que le mode de pensée ou de connaissance parcellaire, compartimenté, monodisciplinaire, quantificateur, nous conduit à une intelligence aveugle, dans la mesure même où l’aptitude humaine normale à relier les connaissances s’y trouve sacrifiée au profit de l’aptitude non moins normale à séparer. Car connaître, c’est, dans une boucle ininterrompue, séparer pour analyser, et relier pour synthétiser ou complexifier. La prévalence disciplinaire, séparatrice, nous fait perdre l’aptitude à relier, l’aptitude à contextualiser, c’est-à-dire à situer une information ou un savoir dans son contexte naturel. Nous perdons l’aptitude à globaliser, c’est-à-dire à introduire les connaissances dans un ensemble plus ou moins organisé. Or les conditions de toute connaissance pertinente sont justement la contextualisation, la globalisation ».
Voilà une analyse à rappeler alors
que fleurissent les « learning pills » – ces capsules d’informations, ou
de pratiques professionnelles de références, consultables à tout
moment. Séparer, oui, pour faciliter l’accès à l’information, réduire la
complexité. Mais à condition d’entraîner aussi à faire avec la
complexité, à relier ces informations dans la résolution de problèmes
réels.
2- Résoudre des problèmes ensemble : pour une andragogie de la coopération
« La pédagogie par projets, une approche pédagogique moderne ? »
s’interrogeait récemment le blog cursus.edu. La réponse est oui. Parce
qu’elle mobilise précisément les compétences clés dont notre monde a
besoin aujourd’hui : coopération, créativité, compétences relationnelles
fines.
C’est vrai en formation d’adultes comme en formation
initiale. Ainsi du projet collaboratif, impliquant plus d’une centaine
de lycées professionnels, piloté par le recteur Jean Monteil. Cette
initiative « est fondée sur un solide corpus de recherches dans le champ
des sciences cognitives appliquées aux apprentissages, écrit le rapport
« Industrie du futur du système technique 4.0 au système social » (décembre 2017).
« L’objectif principal de l’expérimentation est de doter les élèves de compétences nouvelles qui sollicitent de nouveaux modes de pensée et d’action à la base de nouveaux comportements : résoudre des problèmes en temps réel dont la nature évolue dans le temps, maîtriser la convergence réel – virtuel et les interactions opérateurs humains / objets connectés, coopérer et collaborer, en présentiel et à distance, travailler en rupture avec l’unité de lieu et de temps, opérer dans des hiérarchies définies par le seul problème posé, etc. » ( Note d’étape d’octobre 2017, Mission Monteil, ministère de l’éducation nationale).
En
formation d’adultes, l’équivalent est de réunir une équipe,
inter-entreprises, interservices, ou de travail, autour d’un problème
réel et partagé, en associant les expertises de chacun. On retrouve ici
l’idée du « problem based leaning », qui engage les apprenants dans une
démarche d’investigation, de questionnement, de débat, qui aboutit à des
hypothèses vérifiées au moyen de plans d’actions. Avec le problem-based
learning, les participants créent des objets, qui peuvent être des
écrits, des dessins, des représentations tridimensionnelles, des vidéos,
des photos… pour matérialiser leur compréhension du problème, leurs
plans d’actions, leurs découvertes.
« Les bénéfices sont une
meilleure intégration des concepts, une base de connaissances élargies,
une amélioration de la communication et des compétences relationnelles,
du leadership, de la créativité. Ils doivent s’appuyer sur différentes
disciplines et les appliquer d’une manière très pratique. La promesse de
voir un impact réel devient la motivation pour apprendre » (source :
article « Problem based learning, Wikipedia).
Développer
les compétences du monde d’aujourd’hui, c’est donc partir des problèmes
réels et les traiter en équipe pluridisciplinaire, avec l’intention
explicite d’en faire une expérience apprenante. C’est de mettre à
disposition l’outillage qui convient pour cela, y compris le regard à la
fois sur le résultat produit, les apprentissages générés, et la qualité
des interactions au sein du groupe.
3- Devenir des apprenants autonomes : pour une andragogie de la responsabilité
Je
prends l’hypothèse que les différences de parcours inter-individuels se
feront de moins en moins au vu du parcours de formation initiale, et de
plus en plus au vu de la capacité à s’auto-déterminer pour apprendre.
Ceux qui ne savent pas forger leur propre projet d’apprentissage, et le
mettre en œuvre en utilisant tous les moyens à leur disposition, y
compris l’offre immense et gratuite d’internet, risquent forts d’être
laissés de côté par notre environnement économique et technologique.
Deci
§ Ryan (2002) ont classé les différents types de motivation selon leur
degré d’auto-détermination. Une motivation est dite « auto-déterminée »
quand l’activité est réalisée librement et par choix. Elle ne l’est pas
lorsqu’elle répond à une pression externe, ou à une pression externe
intériorisée (« je vais être mal vu (e) si je ne fais pas ce module
e-learning »).
Selon eux, trois facteurs sociaux favorisent l’auto-détermination :
- le besoin de se sentir compétent
- le besoin d’autonomie
- le besoin de proximité sociale.
Pour en savoir plus, voir par exemple « La théorie de l’autodétermination », sur le bloc note de Jean Heutte.
Les
pédagogies du projet, de la résolution de problème, me semblent de
nature à nourrir le besoin de proximité sociale, et de renforcer le
sentiment de compétences – chacun apportant un élément contributif au
diagnostic ou à la solution.
Il reste beaucoup à faire sur le
terrain de l’autonomie. Que de dispositifs dont le chemin est
étroitement contraint et balisé, l’émargement ou le temps de connexion
donnant l’illusion de contrôler les apprentissages réalisés !
D’après
la recherche de Deci § Ryan, une grande part du sentiment
auto-détermination se joue au moment de l’éducation. Mais être
formateur, c’est refuser la fatalité, et penser que tout adulte peut se
développer ! Vis-à-vis de l’individu apprenant, notre rôle majeur n’est
il pas de « lui apprendre à pêcher », au lieu de lui donner des
poissons ? L’ingénierie de la responsabilité n’est pas non plus celle
qui s’ingénierait, grâce au soutien de l’intelligence artificielle, à
donner à chacun ce qui est censé lui conveni. Ce serait plutôt celle qui
outille les personnes pour qu’elles se perçoivent comme compétentes
pour apprendre, et sachent choisir ce qui leur convient au regard de
leur projet.
Une ingénierie de la responsabilité, ce serait celle
qui s’intéresserait au résultat d’apprentissage concrètement
matérialisé, au « learning outcome », plus qu’au traçage du parcours. Et
qui aiderait chacun à repérer ses stratégies d’apprentissage, et à les nourrir en chaque circonstance.
Le
travail se transforme. Les solutions de développement des compétences
aussi. Et avec elles, le rôle du formateur, mais aussi celui de
l’apprenant.
Mathilde Bourdat est responsable des formations s’adressant aux formateurs et aux
responsables formation pour le Groupe Cegos. Précédemment DRH dans
l’industrie et Directrice adjointe d’un centre de formation
professionnelle.
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