Pour survivre, ne vendez plus de produits
Trois tendances font progressivement passer les organisations industrielles de la commercialisation d’un produit à la commercialisation d’une fonction. Et cette « fonctionnalisation » a des conséquences importantes en matière de business model, de management et de choix technologique.
(HBR France) Pour anticiper les (r)évolutions qui toucheront les organisations à
moyen ou à long terme, il faut identifier les tendances de fond qui
transforment l’environnement dans lequel évoluent ces organisations. Seules celles dont les caractéristiques structurelles sont en adéquation avec ce nouvel environnement pourront survivre et se développer. Ces entreprises, les organisations ouvertes, ont une caractéristique commune : la fonctionnalité.
L’entreprise fonctionnelle est une entreprise,
souvent industrielle,
qui commercialise non pas un produit, mais une fonction. Une telle
entreprise ne vend plus un produit qui permet au client de satisfaire un
besoin, mais la satisfaction de ce besoin. L’exemple français le plus
fameux est celui de Michelin Fleet Solution. Dans le cadre de cette
offre, Michelin ne vend plus des pneus, mais des kilomètres parcourus.
L’entreprise s’occupe de la pose des pneus, dont elle reste
propriétaire, et de leur entretien.
La fonctionnalité est une des clés pour que les organisations puissent survivre au futur. Et trois tendances de fond les y poussent.
1. La servicisation
La fonctionnalité est l’aboutissement du processus de servicisation
des entreprises. Ce terme désigne la tendance qu’ont les entreprises à
proposer des services supplémentaires et complémentaires aux produits
qu’elles commercialisent, en raison de la concurrence croissante à
laquelle elles doivent faire face. L’entreprise fonctionnelle va au bout
de cette logique : elle abandonne la commercialisation des produits en
tant que tel, garde la propriété du bien qu’elle produit, et en vend
l’usage. L’ancien CTO d’Airbus Group nous avait ainsi expliqué que,
demain, Airbus ne vendrait plus d’avions, mais « l’expérience Airbus ».
Certes, dans « l’expérience Airbus », il y a toujours une commodité
sous-jacente – l’avion –, mais un ensemble de services pour la chaîne de
valeur en aval (pour les compagnies aériennes, les aéroports, les
passagers, etc.) est proposé avec elle.
2. La transformation digitale
La transformation digitale
est aussi un vecteur de transformation culturel accélérant le passage
de la servicisation à la fonctionnalisation : les acteurs du numérique
ont bien compris l’importance de l’expérience utilisateur simple et
intégrée. Ils mettent donc l’expérience client
au centre de leur stratégie. Ainsi, il devient de plus en plus
inconcevable pour les utilisateurs d’être confrontés à une entreprise
classique qui ne fournirait pas une expérience parfaite. Seule
l’entreprise fonctionnelle permet à l’utilisateur d’obtenir un tel
service.
La figure ci-dessus représente le degré de fonctionnalisation, et donc de « user-centricity », d’une entreprise :
– Les entreprises du cercle intérieur commercialisent un produit, par exemple une voiture.
– Les entreprises du second cercle offrent un panel de service en plus du produit pour se différencier et pour maximiser la satisfaction des utilisateurs :
voiture avec navigation intégrée, maintenance prédictive calculant le
nombre de kilomètres avant le contrôle technique, etc. On parle alors
d’entreprise servicielle.
– Les entreprises du cercle extérieur sont les entreprises
fonctionnelles, qui ont poussé le processus de servicisation encore plus
loin : elles ne vendent plus de voitures, mais elles en louent l’usage.
Elles vendent la fonction, tout en produisant les véhicules en
question. Toujours pour maximiser la satisfaction de l’utilisateur,
l’entreprise fonctionnelle, contrairement à l’entreprise servicielle,
intègre l’efficacité économique pour l’utilisateur. L’entreprise
fonctionnelle prend en compte le fait que vendre un véhicule qui reste
garé 90% du temps est une perte de ressources et, en commercialisant la
fonction et non le produit, elle intègre ce paramètre dans son business
model.
La transformation digitale accélère aussi la fonctionnalisation des
entreprises en tant que catalyseur technologique (« enabler », en
anglais) : les objets connectés
permettent de capter des données qui, une fois analysées, permettent
d’offrir des services tels que la maintenance prédictive ou d’obtenir
une excellence opérationnelle accrue.
3. La contrainte écologique
La contrainte écologique oblige également de plus en plus les
organisations à devenir fonctionnelles. Alors que les ressources
naturelles se raréfient, la fonctionnalisation est l’un des moyens, pour
une organisation, d’optimiser les ressources. En changeant de
perspective, en restant propriétaire du produit et en partant du besoin à
satisfaire – et non plus du meilleur moyen de vendre un produit –
l’entreprise fonctionnelle est incitée à concevoir les produits les plus
robustes possibles et à optimiser leur utilisation . Ainsi, le groupe Bolloré a intérêt à tout faire pour maximiser l’utilisation des voitures Autolib’, à Paris.
Ce faisant, l’entreprise fonctionnelle se libère d’un dilemme auquel
font face toutes les autres entreprises : celui de devoir choisir entre
un produit qui durera 10 ans mais qui sera plus cher et vendu en moindre
quantité, et un produit qui ne durera que 5 ans, moins cher mais vendu
en plus grande quantité. L’entreprise fonctionnelle aligne de manière
bien plus claire son intérêt sur celui de ses clients. Michelin a ainsi
tout intérêt à créer les pneus les plus robustes possibles. De la même
manière, Safechem, qui ne vend plus de solvants chlorés pour dégraisser
les pièces métalliques, mais le dégraissage en lui-même, est alors
incitée à minimiser la quantité de solvants utilisés dans ce processus.
En théorie des incitations, on dit que l’entreprise est le « residual
claimant » (« créancier résiduel ») des améliorations qu’elle peut
mettre en place, c’est-à-dire qu’elle en retire tous les bénéfices.
La fonctionnalisation des entreprises a des conséquences en termes de
business model, de management et de choix technologiques. Dans la
mesure où les entreprises fonctionnelles vendent la fonction plutôt que
le produit sous-jacent, le business model est profondément transformé,
modifiant notamment les flux de trésorerie. En outre, de nouveaux
profils font leur apparition dans l’entreprise fonctionnelle, comme les
« product owners », à la croisée du business, de la technologie et du
design. Par ailleurs, la fonctionnalisation des entreprises suppose de
nouvelles pratiques managériales : les équipes sont petites, agiles et
multidisciplinaires, à l’image des acteurs du numérique. Enfin,
contrairement à l’entreprise classique vendant un produit et donc ayant
une forte incitation à générer de l’obsolescence programmée,
l’entreprise fonctionnelle a quant à elle intérêt à maximiser la durée
de vie du produit sous-jacent, puisque c’est elle qui le possède. Le
choix de l’entreprise fonctionnelle a donc des conséquences importantes
quant aux technologies sous-jacentes.
Même si le futur de l’entreprise semble être l’entreprise
fonctionnelle, il faut s’attendre à voir émerger ce que les économistes
appellent l’aléa moral : les utilisateurs ne possédant pas le produit
sous-jacent à la fonction ont tendance à être moins précautionneux avec
celui-ci. Ce problème, qui accélère la dégradation du produit, n’est pas
encore complètement résolu… Mais gageons que des solutions verront le
jour.
Nicolas Chanut, Doctorant en économie à la London School of
Economics, ses recherches interrogent les liens entre croissance,
innovation, inégalités sur le marché du travail, et interventions
publiques.
Albert Meige, Fondateur et DG de Presans, il est aussi
directeur de l’Executive MBA « Leading Innovation in a Digital World »
de Télécom Ecole de Management (Institut Mines-Télécom). Il détient un
MBA d’HEC, un PhD en Physique de l’Australian National University et a
remporté le Prix de l’Innovation de l’École Polytechnique en 2008
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