Le management par le vide
Par Anne-Laure Boncori, Jean-Claude Sac
(HbrFrance) Les philosophes de la pensée ancestrale chinoise et présocratique
l’avaient bien compris : la nature se nourrit du jeu du vide et du
plein, dans un processus contradictoire et complémentaire, comme moteur
perpétuel du mouvement, des transformations et des cycles.
Les prémices des sagesses grecques et chinoises viennent, en effet,
de l’observation du vide, perçu non comme un manque ou une absence mais
comme un potentiel de développement,
une opportunité à saisir, une
non-existence qui trouvera une réalité.
Or, dans un monde de plus en plus complexe, de plus en plus organisé
et informatisé, le plein impose sa logique, tandis que les quelques
espaces de vide où l’on peut exercer sa liberté s’amenuisent.
Sortir du trop plein
Le plein et le vide sont aussi des notions qui permettent d’analyser
le management, en distinguant le management contraint (le plein) du
management créatif (le vide).
La première mission d’un manager qui accepte un nouveau poste est
d’identifier, d’une part, ce qui, dans le cadre de ses fonctions, le lie
directement à l’organisation globale et donc aux autres managers et,
d’autre part, ce qui relève de son propre domaine, de sa zone
d’autonomie au sein de laquelle il dispose d’une véritable marge de
manœuvre pour décider, agir et innover.
Comme l’ont montré les recherches du sociologue Randy Hodson,
la plupart des organisations s’appuient sur un management contraint,
qui correspond à tout ce qui s’impose au manager dans l’exercice de ses
fonctions et qui relève du plein. Certes, il s’agit d’un management
essentiel à l’entreprise, nécessitant de la part des managers une
capacité à optimiser les moyens mis à leur disposition. Mais tout
manager se doit d’apporter un surplus d’efficacité et de créativité, en
générant une « plus-value » managériale. Aussi doit-il dégager du temps
au sein de son activité et de celle de ses collaborateurs pour se
tourner vers ce qui doit être amélioré ou inventé .
C’est-à-dire se tourner vers le vide, lieu d’exercice de la créativité,
plutôt que vers le plein, lieu d’exercice du management classique.
Se tourner vers le vide
Le management du plein entraîne inévitablement, avec le temps, une
stratification du fonctionnement de l’entreprise, avec des couches dont
la logique est souvent reconstituée a posteriori. Tant que le manager
appréhende l’environnement comme un ensemble de contraintes, il est dans
la gestion du plein – au mieux dans l’optimisation, mais pas dans la
création de valeur.
Il ne s’agit donc pas de recouvrir le plein existant d’autres
couches, sous peine d’arriver à une situation de saturation, mais bien
de se tourner vers les opportunités offertes par le vide. Cela passe par
une démarche consistant à reconsidérer la logique globale des activités
et des objectifs organisationnels afin de sortir, partiellement ou
totalement, de cette stratification paralysante.
Préferer le vide organisé
A ce stade, une alternative se présente à vous : la délégation ou la
subsidiarité – deux termes parfois utilisés de manière interchangeable
alors qu’ils renvoient à des logiques managériales différentes. D’un
côté, la délégation consiste à confier une responsabilité à un collaborateur
en l’autorisant à exercer une partie de ses propres pouvoirs, pendant
un certain temps, dans un cadre limité ou pour une mission particulière.
De l’autre, selon le principe de subsidiarité, le pouvoir de décision
se trouve défini au plus près de l’action, tandis que la responsabilité
incombe à celui qui est le mieux placé pour l’exercer. Chacun a ainsi le
pouvoir de décider de tout, à l’exception de ce qui relève du niveau
supérieur, c’est-à-dire des différents niveaux hiérarchiques au-dessus
du sien.
Le principe de subsidiarité paraît mieux adapté aux entreprises
exerçant dans des secteurs concurrentiels où les solutions ne sont pas
standardisées et où les décisions nécessitent de la valeur ajoutée.
Chacun agit dans les limites de ses compétences et, lorsque la décision
ne relève pas de la compétence exclusive d’un individu, la solution doit
être trouvée avec sa hiérarchie .
En laissant carte blanche à ses collaborateurs, tout en leur donnant
les grandes lignes des objectifs de l’équipe et de l’entreprise au sein
desquelles s’inscrivent leurs actions au quotidien, le manager va créer
un espace vierge, susciter une réelle implication de ses collaborateurs
et une recherche spontanée de solutions innovantes.
Précisons ici que donner carte blanche à son équipe n’est pas de la
délégation, laquelle relève de la gestion du plein. La liberté d’action
étant de mise, il s’agit plutôt de s’appuyer sur une logique de
subsidiarité pour offrir à ses collaborateurs du vide… pensé et
organisé.
Transformer les managers en leaders
Il existe une condition sine qua non au management par le vide
structuré. Les managers doivent être des leaders qui construisent leur
crédibilité en tissant des relations de confiance avec leurs
collaborateurs ,
en créant les conditions de leur réussite, en leur laissant exercer
leur responsabilité dans leur zone d’autonomie, et en admettant le droit
à l’erreur.
De quoi ouvrir la voie à une réflexion sur ce qui distingue un
manager d’un leader, objet d’un vaste débat dans la littérature
académique depuis le fameux article de Zaleznik, « Managers and Leaders: Are They Different? »,
publié en 1977 dans Harvard Business Review. Le manager s’impose par ce
qu’il fait, le leader par ce qu’il est, car il tient son autorité des
membres du groupe, qui lui reconnaissent une autorité informelle. Le
manager fait faire les choses, le leader crée les conditions pour que
les choses soient faites, souligne le chercheur Shamas-ur-Rehman Toor
dans « Differentiating Leadership from Management ». Pour envisager un management par le vide organisé, les managers doivent donc agir comme des leaders.
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