La France perd ses entreprises, mais aussi ses hommes
Par Jean-Marc Vittori, lesechos.fr, 29-04-2014
Le démantèlement annoncé d'Alstom s'inscrit dans une longue série
d'entreprises françaises absorbées d'une manière ou d'une autre par des
étrangers. Pire encore, le pays perd aussi ses forces vives : les
hommes.
"La cause de ces départs n'est pas seulement la fiscalité, la
réglementation ou la morne croissance. C'est aussi, au-delà des paroles
réconfortantes de gouvernants fraîchement convertis, le regard porté sur
l'entreprise dans le pays. Une entreprise vue au mieux comme une poche
inépuisable, au pire comme un ennemi. Pour bâtir son avenir, la France
devra se réconcilier avec elle. Cela doit devenir une priorité
nationale."
Elle approchait de son troisième siècle.
Fondée en 1839 pour construire déjà des locomotives, l'entreprise,
Alstom va bientôt être démantelée. L'énergie qui constitue l'essentiel
de son activité, sans doute la plus porteuse d'avenir, va passer dans
des mains étrangères. Ce n'est certes pas la première fois qu'une belle
entreprise française est avalée par un géant d'ailleurs. Gageons
cependant que l'effacement d'Alstom va marquer davantage les Français.
Parce qu'il y a eu des précédents qui ont éveillé l'attention, parce que
le gouvernement multiplie les effets de manche, parce que Nicolas
Sarkozy s'était battu pour « sau
ver » l'entreprise (c'est-à-dire éviter qu'elle soit reprise
par un allemand) il y a dix ans. Mais aussi et surtout parce que le
groupe incarne, plus que n'importe quelle autre firme du CAC 40, l'idéal
de l'excellence industrielle à la française : une maison vénérable,
avec une forte culture d'ingénieurs, qui fabrique du gros matériel
technologique, proche des pouvoirs publics. Sa dissolution de fait
pourrait enfin donner lieu à une prise de conscience salutaire.
Les
précédents ont amplement été rappelés. Il y en a plusieurs sortes, plus
ou moins faciles à accepter. Le plus évident, c'est l'entreprise « à la ramasse »
qui ne peut plus survivre sans l'arrivée d'argent frais : c'est
apparemment le cas d'Alstom, c'était celui du constructeur automobile
Peugeot, qui a dû ouvrir son capital au chinois Dongfeng. Viennent
ensuite les groupes absorbés par un rival étranger « à la loyale » :
le fabricant d'aluminium Pechiney absorbé par le canadien Alcan, le
sidérurgiste Arcelor avalé par le britannique d'origine indienne Mittal,
la place de marché boursier Euronext gobée par l'américain NYSE (dans
un scénario qui rappelle étrangement celui d'Alstom : une offre
américaine, une contre-offre allemande provoquant la crainte d'un bain
de sang social). Signalons au passage que ces opérations n'ont porté
chance ni aux salariés français des firmes rachetées ni aux actionnaires
internationaux des acheteurs. Enfin, il y a les départs « à l'anglaise », ou « à la discrète »
pour ne fâcher personne : une entreprise française se marie avec une
entreprise étrangère, le patron est français - juste après la noce - et
le siège du nouveau groupe part à l'étranger, pour toujours. C'est le
cas du chimiste Rhodia avec le belge Solvay, du cimentier Lafarge avec
le suisse Holcim et du publicitaire français Publicis avec l'américain
Omnicom (une fusion qui bute sur des questions… fiscales).
Il y a là le signe d'un problème bien
français. Dans une économie de marché, il est tout à fait normal que les
contours des entreprises se redessinent au fil des échecs et des
réussites, que des firmes faibles soient rachetées par de plus fortes.
Mais il n'y a aucune raison que les opérations se passent toujours dans
le même sens, sauf à supposer que c'est l'ensemble d'une communauté qui
est affaiblie. Or c'est ce qui se passe aujourd'hui en France. Seulement
des départs, aucune arrivée. Le contraste est frappant avec ce qui se
passait il y a dix ou quinze ans, quand Renault s'emparait du japonais
Nissan, Pernod Ricard du britannique Allied Domecq, Sanofi de l'allemand
Aventis (OPA à 55 milliards de dollars !) ou PPR (devenu depuis Kering) de l'italien Gucci.
A
y regarder de plus près, le problème ne s'arrête pas aux grandes
manoeuvres, et c'est sans doute là que c'est le plus important. On
marche ici sur des oeufs car on sort des faits et des constats pour
entrer dans l'espace plus fragile des confidences et des portes
dérobées. D'abord, les dirigeants des filiales françaises de groupes
étrangers n'arrivent plus à convaincre d'investir en France. « Mais
pourquoi t'obstines-tu à nous proposer des projets en France alors
qu'on gagne tellement plus d'argent plus facilement en Thaïlande, aux
Etats-Unis ou au Brésil ? » s'est récemment fait rétorquer l'un
d'entre eux, qui a pourtant la nationalité de sa maison mère. Les grands
groupes hésitent aussi de plus en plus à envoyer des grosses pointures à
Paris. En témoigne la mine désolée des agents immobiliers dans les
beaux quartiers parisiens ou à Neuilly, à la vente comme à la location.>>>
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