Vendre et consommer au bas de la pyramide : une leçon africaine
Les exclus du marketing rêvent des mêmes biens et services que les consommateurs les plus riches. Il suffit d’inventer pour eux un moyen d’y accéder plus facilement.
(HBR France) On critique souvent le marketing qui ne s’intéresserait qu’aux
consommateurs qui ont les moyens financiers d’acheter, et qui oublierait
ceux qui, dans le monde, sont « au bas de la pyramide » et n’ont pas les moyens de consommer comme les autres. Ces exclus du marketing sont aujourd’hui 8,9 millions en France selon l’Insee
et forment
un marché traditionnellement négligé par les entreprises,
car considéré comme peu profitable et risqué. Un des freins majeurs pour
les entreprises est la sous-bancarisation ou même la non-bancarisation
d’une partie de ces individus. Un autre frein, moins reconnu, est le
préjugé largement répandu dans les entreprises selon lequel ces
personnes se focaliseraient avant tout sur des biens utilitaires, et que
le marketing devrait alors adapter ses offres (un marketing de la
pauvreté). C’est en levant simultanément ces deux freins que pourront se
développer des approches originales au bas de la pyramide.Résoudre les problèmes d’accessibilité des pays émergents
Pour mieux comprendre ce qui se joue en termes d’expérience de
consommation, quittons l’Hexagone et mettons-nous à la place d’une
personne vivant dans un pays émergent d’Afrique. Dans ces pays, les
banques commerciales sont inaccessibles à une grande partie de la
population, et les espèces constituent le moyen de paiement dominant. Au
Cameroun, par exemple, plus de 80% de la population n’est pas
bancarisée et rencontre donc de grandes difficultés pour acheter en
ligne, notamment. Heureusement, depuis quelques années, s’est développée
la possibilité d’utiliser le téléphone portable comme moyen de
paiement. Au Cameroun, c’est ce que l’on appelle « l’Orange Money », en
référence à l’acteur éponyme, qui domine le marché. Le portable permet
d’échapper aux vicissitudes de l’informel et d’effectuer des
transactions sécurisées.
En pratique, comment cela se passe-t-il ? Pour effectuer un achat en
ligne, le consommateur va créditer son compte Orange Money (OM) auprès
d’un call-boxeur ou d’une call-boxeuse. C’est ce que l’on appelle
communément « faire un OM ». Si cette opération est légale, le métier de
call-boxeur, lui, relève encore de l’économie informelle. Quiconque
arrive pour la première fois au Cameroun, en circulant dans la ville de
Yaoundé, ne manquera pas de remarquer la présence, en bordure de routes
et sur les carrefours, de petites tables munies de parasols affichant
des prix derrière lesquelles de jeunes gens sont assis. Ce sont les
fameux call-boxeurs, dont l’activité comporte quatre services principaux
: les appels, les transferts de crédit, la vente de cartes de crédit et
les recharges de compte OM ou MTN Mobile Money (Momo). Pour acheter en
ligne sans compte bancaire, on peut ainsi, avec des espèces et par le
biais d’un call-boxeur, approvisionner son compte OM.
On pourrait penser que le problème est alors résolu pour la personne
non bancarisée. Mais ce n’est pas si simple. La sous-bancarisation n’est
qu’un des éléments empêchant l’accès à la consommation. Revenons à
notre exemple d’individu africain qui souhaite acheter en ligne.
Maintenant qu’il a crédité son compte OM, il doit se connecter, et cela
pose aussi certains problèmes. En Afrique, certains foyers n’ont même
pas l’électricité : il faut donc trouver un moyen de charger la batterie
de son portable. On raconte ainsi que certains habitants du village de
Fayil, au Sénégal, doivent parcourir neuf kilomètres pour pouvoir
recharger la batterie de leur téléphone portable. En effet, Fayil, qui
compte pourtant parmi les plus grands villages du Sénégal, n’a, jusqu’à
présent, pas encore vu l’ombre d’un fil électrique. Si les plus nantis
utilisent des panneaux solaires pour recharger leurs portables, les
autres se rabattent sur la charrette pour aller jusqu’à Fatick,
l’agglomération électrifiée la plus proche.
Si le compte de notre individu est à présent crédité, et son portable
chargé, il doit désormais se confronter au troisième problème : l’accès
à Internet. Très souvent, des perturbations du réseau et la lenteur du
débit rendent difficile l’accès aux services en ligne en Afrique.
Heureusement, dans de nombreux pays, l’Etat a permis aux opérateurs de
téléphonie mobile d’implanter la 3G et la 4G, permettant d’accéder à
Internet avec un smartphone. Mais, malheureusement, cette solution reste
onéreuse.
Répondre aux envies du bas de la pyramide
Face à tous ces problèmes, il est légitime de se demander ce qui peut
bien donner envie à cet individu de consommer en ligne. Pour le
comprendre, il ne faut pas voir notre individu comme en quête de biens
utilitaires de première nécessité. Au contraire, il a des désirs et des
passions. La musique et les communautés de fans autour des artistes
sont, par exemple, de puissants vecteurs de consommation. Si notre
individu est passionné de musique camerounaise, il va chercher à
télécharger les morceaux de ses artistes préférés – souvent illégalement
– mais va aussi chercher à en savoir plus sur leur parcours et même à
entrer en interaction avec eux via les réseaux sociaux.
C’est en aidant les amateurs de musique camerounaise à être en
contact avec leurs artistes préférés que la plateforme de musique
panafricaine Bimstr (Be In the Music Street) a réussi à développer le
marché de la musique en streaming pour une cible qui traditionnellement
piratait la musique.
En misant sur la passion des individus et en trouvant des solutions aux
freins pratiques précités, Bimstr accomplit sa double mission de donner
de la visibilité aux artistes locaux (autrement noyés dans la masse des
plateformes généralistes comme Spotify) et de les faire vivre de leur
art grâce au soutien de leurs fans. Bimstr est un écosystème qui permet à
chaque fan d’un artiste de découvrir sa discographie mais aussi tout
son univers (son équipe de foot préférée, ses tweets polémiques, ses
influences, ses amitiés…). Interactif, il permet aux fans de discuter
entre eux et crée ainsi de véritables communautés autour des artistes.
De son côté, l’artiste peut atteindre une audience plus large grâce à un
système de « sponsoring ». Pour contourner toutes les difficultés
financières et logistiques d’accès à Internet, Bimstr utilise le service supplémentaire pour données non structurées
(unstructured supplementary service data, USSD) pour envoyer des
messages sur les téléphones mobiles des inscrits les alertant de
l’existence de nouveaux contenus sur leurs artistes préférés qu’ils
pourront consulter une fois connecté. Bimstr maintient ainsi ses abonnés
connectés, même hors connexion.
Ce que montre cet exemple africain, c’est la nécessité de sortir des
idées misérabilistes que l’on devine trop souvent dans les approches à
tendance responsable ou « sociale » des grands groupes vis-à-vis des
consommateurs du bas de la pyramide. Ces individus vibrent pour la même
chose que les consommateurs plus aisés. Il faut seulement inventer pour
eux un moyen d’y accéder plus facilement.
En matière de marketing au bas
de la pyramide, les innovations viennent des pays émergents et, en particulier, de l’Afrique.
Elles peuvent permettre de faire sortir de l’illégalité ou du système D
certaines pratiques de consommation échappant aujourd’hui aux pratiques
marchandes. Il ne s’agit pas là de faire surconsommer des personnes
vulnérables à grands coups de crédits à la consommation, mais de
proposer une palette élargie de moyens d’accès à la consommation de
biens et de services qui répondent à leurs besoins et à leurs envies.
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