Pourquoi les réseaux sociaux d’entreprise ne servent à rien

Ils sont censés créer des liens dans l’entreprise et permettre le partage des savoirs et des expériences. En réalité, pas tant que cela.
Par Jean Pralong, HBR France
Dirigeants, stratèges et consultants dépensent beaucoup de temps à imaginer ce que pourrait être la digitalisation des organisations. Or, si les bénéfices semblent aisés à imaginer tant les « buzzword » d’agilité, de coopération et de collaboration sont partout, les moyens restent confus. Faut-il parier sur les MOOCs pour réinventer les managers ? Leurs effets demeurent notoirement médiocres. La solution est-elle dans les outils d’Intelligence Artificielle ? Les solutions convaincantes se font désirer. Un outil semble consensuel : les réseaux sociaux
d’entreprise. En effet, 58% des organisations en sont d’ores et déjà dotées et 26% souhaitent en avoir un rapidement. Mais qu’en pensent les utilisateurs ?

« Pour en tirer parti, il faut déjà être bon »

Les RSE pourraient créer des écosystèmes collaboratifs nourris par la mise en relation de salariés confrontés aux mêmes difficultés, le partage d’expériences et la mise en commun de solutions. Ils pourraient permettre de gagner en temps et en efficience lorsque les salariés sont confrontés à des problèmes « non standard », ce qui constitue, finalement, une part importante de leur quotidien. Malheureusement, les utilisateurs ont du mal à évaluer les informations partagées dans un RSE. Que penser des propos d’un parfait inconnu, en poste à l’autre bout du pays ? Au quotidien, la fiabilité d’une information découle de celle de son auteur : la réputation d’un collègue bien connu permet d’accorder crédit à ses suggestions. Quand l’auteur est un inconnu qu’aucun gage de fiabilité ne précède, l’information doit être évaluée par le lecteur. Et pour apprécier la qualité d’une suggestion d’expert, il faut déjà être expert soi-même. Selon les salariés, les informations d’un RSE ne peuvent donc être utilisées que par les plus compétents. Le RSE n’est donc utilisable que par ceux qui n’en ont pas besoin. Un paradoxe coûteux mais aussi encombrant : les notifications, mails et alertes émises par les RSE envahissent les écrans. Ils se superposent aux mails, aux SMS, au téléphone ou aux interactions physiques pour former un empilement de modes de communication sans que, jamais, l’un ne se substitue à l’autre. En définitive, pour leurs utilisateurs, les RSE font obstacle à l’agilité qu’ils étaient supposés créer.

« Pourquoi irais-je tirer dans le dos de mon boss ? »

Les utilisateurs ne connaissent qu’une minorité d’autres utilisateurs. Ils ne connaissent pas plus les managers de ces utilisateurs ni les relations qui lient leur propre manager avec ces autres responsables : sont-ils amis ? Concurrents ? Leurs relations sont-elles neutres ? Dans le doute, il est craint de faire profiter d’autres équipes et d’autres managers de son expertise.

« C’est l’outil des premiers de la classe »

Les réseaux sociaux d’entreprise offrent aux salariés des opportunités de visibilité : faire connaître ses missions et ses succès sur sa page personnelle, créer ou contribuer à des groupes thématiques sont autant d’opportunités de donner à voir son expertise à un large périmètre de collègues. Des managers potentiels et les membres des équipes RH seraient les premières cibles de ces démarches. Mais cette exposition n’est pas sans risques : celui de se montrer incompétent en proposant des contributions de faible qualité sur le fond ou sur la forme. Tous les salariés ne se sentent pas capables de fournir des textes, mêmes courts, sans redouter de commettre certains faux pas. Comment trouver le bon ton ? Faut-il utiliser un style familier ? C’est celui qui est souvent utilisé dans les réseaux sociaux personnels, mais il semble éloigné du monde professionnel, surtout pour s’adresser à des inconnus. Faut-il utiliser un style plus formel ? C’est celui qui tend à être légitime dans les mails et les autres modes de communication de l’entreprise, mais il semble déplacé dans la sphère de la communication digitale. En définitive, le RSE semble surtout réservé aux salariés ayant un sens politique aiguisé (ce qui excluent beaucoup d’individus) : ceux qui savent s’exposer et attirer les regards surtout pour de mauvaises raisons.

La bureaucratie fait de la résistance

Au-delà de ces ressentis, il y a des chiffres symptomatiques : le taux d’utilisation des RSE demeure faible, les managers des entreprises qui en sont équipées ne sont que 25% à les utiliser effectivement. Ce taux chute encore davantage chez les autres collaborateurs. Et chez les utilisateurs actifs, l’usage est lui-même limité : les salariés sont 8,5 fois plus engagés dans les groupes créés par leur manager que dans les autres. Autre constat, la structure virtuelle des réseaux sociaux d’entreprise reste quasiment identique à celle de l’organisation hiérarchique : les managers créent des groupes dont sont membres, majoritairement, leurs équipes. Rares sont les salariés qui viennent contribuer ou même adhérer aux groupes virtuels qui ne sont pas créés par leur propre manager. Au lieu de provoquer des connections entre individus d’équipes variées, les réseaux sociaux d’entreprise se superposent aux canaux hiérarchiques déjà existants.
Les entreprises sont construites par des relations de pouvoir hiérarchiques. Tous les salariés doivent rendre des comptes à une hiérarchie proche qui évalue, récompense et sanctionne. Ces données de base, oubliées par les stratèges de la digitalisation, structurent le rapport au travail des salariés. Agir sur les freins à la transformation digitale et dépasser l’influence persistante des règles hiérarchiques demandent avant tout de proposer un modèle alternatif (collaboratif ? participatif ? démocratique ?) à cette forme de pouvoir.

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