Le nouvel ordre économique: L’entreprise et la société seraient-elles prêtes à se réconcilier ?
Par Nicolas Narcisse, HBR France
Ces vingt dernières années, la globalisation et l’émergence de
nouveaux acteurs économiques sur la scène internationale, la succession
des crises économiques et financières, ainsi que l’accélération des
transformations technologiques ont mis les entreprises et leurs
dirigeants sous pression et ont totalement recomposé l’économie tout
comme la physionomie même de l’entreprise. On oublie toutefois souvent
que la mutation la plus
importante est liée à l’influence réciproque
entre l’entreprise et la société.Le tribunal de l’opinion
Il y a vingt ans, les épisodes du benzène dans les bulles de Perrier, du naufrage de l’Erika, du poulet à la dioxine ou des canettes de soda contaminées
inauguraient un véritable « tribunal de l’opinion ». On découvrait
alors que l’opinion publique disposait d’un pouvoir colossal sur la vie
des entreprises. Elle disposait en effet des capacités pour faire
pression sur leur image de marque
en boycottant leurs produits, en interpelant les pouvoirs publics pour
voter des lois à leur encontre ou même en faisant intervenir la justice.
C’est comme si les citoyens avaient pris conscience, avec la
complicité des journalistes, de l’emprise des entreprises et des marques
sur leur vie, et qu’ils décidaient de les mettre sous contrôle. De leur
côté, les comités exécutifs des entreprises découvraient que la réputation était un capital immatériel essentiel à la création de valeur à long terme.
L’ère de la défiance
Depuis, la défiance s’est installée et l’acceptabilité sociale des
entreprises et des marques est désormais prise très au sérieux. Pris en
étau entre des médias devenus sociaux et la pression de la société
civile et des pouvoirs publics, le monde économique se ressaisit. Au
tournant des années 2010, alors qu’on assiste à une prise de conscience
de la menace que fait peser le réchauffement climatique sur la planète,
les entreprises se rendent compte que leur comportement est un élément
de leur attractivité, de leur respectabilité et… de leur pérennité .
On parle alors de responsabilité sociétale des entreprises et de développement durable.
Les grandes entreprises lancent des programmes de transformation qui
visent d’abord à compenser et à réparer les effets néfastes de leur
activités. Progressivement, ils visent ensuite à améliorer leurs
modèles. La route est encore longue, les tentatives de « social
washing » ou de « green washing » existent, mais elles sont durement
sanctionnées par une opinion ultraréactive qui ne laisse plus rien
passer. Désormais, le public reprend lentement confiance dans
l’entreprise et fait même de l’entrepreneur un nouveau héros des temps modernes.
Le devoir d’influence positive
Les voix de certains économistes, comme Michael Porter,
Joseph Stiglitz, Aaron Hurst ou Thomas Piketty, ont pointé ces
dernières années les effets d’un capitalisme hors de contrôle et en
perte complète de sens.
Naturellement, certains grands patrons montrent la voie : Paul Polman, le patron visionnaire d’Unilever
a, il y a quelques années, lancé son groupe dans la révolution du
« purpose », démontrant que les grandes entreprises ont un devoir
d’influence positive sur le monde. Emmanuel Faber, P-DG de Danone, est
en train de renouveler l’idéal d’une entreprise responsable et utile à
la société, initié par le fondateur de la société, Antoine Riboud.
Désormais, c’est BlackRock, le puissant et redouté fonds
d’investissement, et son patron emblématique, Larry Fink, qui rappellent les entreprises à l’ordre à propos de leur empreinte sociale.
Le label B Corp,
incarné par des entreprises à but citoyen comme Kickstarter aux
Etats-Unis, est prolongé en France par le statut d’entreprise à mission.
Les initiatives, les propositions et les débats se multiplient. Le rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif »,
produit par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, prépare la future
loi Pacte qui devrait annoncer des mesures pour repenser sa place dans
la société et faciliter les initiatives citoyennes.
Le cercle vertueux de l’engagement
Les initiatives en faveur d’une entreprise réhabilitée se développent
au point qu’on en appelle parfois à une entreprise plus dévouée, plus
bienfaisante et même plus charitable. Mais ne nous y trompons pas, une
entreprise est, et restera, un projet économique tourné vers le profit
et la performance. Et rien ne pourra l’en détourner. Inutile donc de lui
demander d’être généreuse, sauf si l’on cherche seulement à lui faire
expier ses fautes.
Le véritable objectif est plus intéressant : recréer les bases d’une
économie vertueuse et altruiste. Il s’agit de commencer par convaincre
les dirigeants et les actionnaires des entreprises qu’il est non
seulement possible de réconcilier l’entreprise avec la société, mais que
son engagement sociétal et environnemental est certainement l’une des clés de sa performance.
Pourquoi ? Parce qu’une entreprise qui a une empreinte sociétale
positive est une entreprise qui a du sens. Et une entreprise qui a du
sens est une entreprise qui crée de l’engagement en retour : motivation
et productivité des collaborateurs, attraction des meilleurs talents du
marché, confiance des pouvoirs publics, plus grande bienveillance des
médias, prescription de fans et d’influenceurs, et afflux de clients.
C’est le cercle vertueux de l’engagement.
La génération « purpose »
Une nouvelle génération de leaders est en train d’émerger. Ils
travaillent dans de grandes entreprises, ont entre 30 et 45 ans.
Certains sont entrepreneurs, nombreux sont « intrapreneurs » dans l’âme.
Ils sont tantôt en charge de l’innovation, des ressources humaines, du
marketing, de la communication, de la RSE, etc. Et tous sont confrontés
aux mêmes problématiques de transformation culturelle de l’entreprise et
se posent la même question : celle du sens.
Pas question pour eux d’en finir avec l’entreprise. Ils veulent la
repenser. Pas question non plus de briser le capitalisme. Ils veulent le
réinventer. Mais pas question non plus de renoncer à un nouvel idéal,
où l’entreprise n’est pas l’adversaire de la société mais est, au
contraire, une ressource pour elle.
Ce sont eux qui, aujourd’hui, font bouger les lignes. Certains sont
parfois reconnus, apparaissant dans divers palmarès, mais la plupart
sont hors des radars. Ils agissent dans l’ombre de leurs dirigeants et
se nourrissent du foisonnement d’une société civile qui, portée par la
fameuse génération Y, n’a jamais été aussi créative, dynamique et
entreprenante.
Nicolas Narcisse, Co-président de THINKERS &
DOERS (Strategic and creative consultancy). Il est l’auteur de « Le
Devoir d’Influence » (Editions Odile Jacob).
Commentaires
Enregistrer un commentaire