Comment transformer les grandes entreprises en s’inspirant des entrepreneurs
Il ne suffit pas de décréter que l’on va opérer une transformation pour que celle-ci se produise. Pour y parvenir, les organisations doivent d’abord se libérer de certains modèles de pensée.
Par Béatrice Rousset, Philippe Silberzahn, HBR France
En 1934, un De Gaulle visionnaire expliquait comment l’emploi massif
des chars en temps de guerre pouvait donner un avantage décisif. Les
chars étaient connus depuis la Première Guerre mondiale, mais ils
étaient seulement utilisés en renfort de l’infanterie. De Gaulle
proposait de revoir complètement cette conception et de les placer au
centre de l’effort militaire. Il ne fut pas écouté, sauf par le général
allemand Guderian qui mit cette idée en pratique avec succès quelques
années plus tard… contre la France.
Il en va de même pour la transformation des organisations : l’importance d’intégrer des entrepreneurs est reconnue
depuis longtemps et les organisations ont fait des efforts en ce sens,
mais seulement dans le but de devenir plus entrepreneuriales. C’est
cette conception qu’il faut revoir : les entrepreneurs ne doivent pas
venir en renfort du management existant, mais contribuer à le transformer par leurs principes d’action ainsi que leur posture générale.
Le défi de la transformation
Face aux nombreuses ruptures de leur environnement, la plupart des grandes entreprises n’ont pas d’autre choix que de se transformer en profondeur. Et pourtant les résultats des programmes de transformation, lancés depuis une dizaine d’années, sont décevants.
Les raisons sont nombreuses mais tiennent principalement à la logique
qui sous-tend ces programmes. Ceux-ci butent en effet sur une
contradiction : d’une part, la transformation est rendue nécessaire par
l’avènement d’une société plus entrepreneuriale dans laquelle la
réussite et la performance futures reposeront sur la créativité et
l’autonomie. Mais d’autre part, ils restent piégés dans des modèles
mentaux anciens : un but fixé par la direction générale, un plan
d’exécution, une méthode… Des notions bien éloignées du monde
entrepreneurial. C’est donc la façon même de se transformer qu’il faut
changer.
Des individus normaux appliquant des principes simples
Il y a vingt ans, Saras Sarasvathy, une chercheuse américaine
d’origine indienne, mettait en valeur comment les entrepreneurs créent
de nouveaux produits, de nouveaux marchés et de nouvelles organisations.
Ceux-ci ne sont pas nécessairement des super héros visionnaires
disposant de ressources importantes mais des individus normaux
appliquant quelques principes simples, qu’elle a regroupés sous le nom
d’effectuation :
1- Démarrer avec ce qu’on a sous la main, pas ce qu’on aimerait avoir ;
2- Raisonner en termes de pertes acceptables, pas de retour attendu ;
3- Progresser en s’associant avec d’autres parties prenantes ;
4- Tirer parti des surprises plutôt que d’essayer de les éviter ;
5- Voir le monde comme on aimerait qu’il soit pour le transformer à cet effet.
Durant des années, nous avons enseigné ces principes aux entreprises
pour les amener à être plus entrepreneuriales car, comme beaucoup, nous
pensions que la solution aux défis des ruptures, c’était de penser comme
les entrepreneurs en adoptant leurs modèles mentaux. L’expérience nous a
toutefois montré que si c’était bien sûr utile pour devenir plus
innovant, cela ne résolvait pas le problème de la transformation.
Nous avons donc repris la question en repartant d’un constat : les
entrepreneurs transforment le monde car ils le perçoivent autrement. Ils
questionnent les croyances qui semblent si évidentes. De la même façon,
la transformation de l’organisation passe elle aussi par une
redéfinition de sa façon de voir le monde, et de ses modèles mentaux. Ce
n’est pas facile car ils sont constitutifs de son identité. Il est donc
essentiel d’ancrer cette redéfinition dans une pratique managériale.
Nous nous sommes progressivement rendus compte que les principes de
l’effectuation peuvent fournir cet ancrage : s’ils permettent aux
entrepreneurs de transformer le monde, pourquoi ne feraient pas de même
avec les organisations ? Il suffit, pour cela, d’adapter les principes
de l’effectuation à la problématique de la transformation, pour donner
au « leader effectual » une base d’action.
1- Démarrer avec ce qu’on a : alors que les programmes de
transformation se focalisent assez logiquement sur le but à atteindre,
le « leader effectual » commence là où il est, en s’appuyant sur
l’organisation et son identité. Il s’inclut donc dans la problématique
et ne se contente pas d’attendre que l’initiative vienne d’ailleurs, et
encore moins d’en haut. Impact : libérer les possibles.
2- Agir en raisonnant en pertes acceptables : les programmes de
transformation veulent faire tout, tout de suite. En matière de
changement comme en matière d’entrepreneuriat, il faut souvent commencer
petit pour pouvoir voir plus grand par la suite. Agir ainsi, c’est
réduire les risques et se donner plus de chances de réussir. Impact :
progresser dès le premier pas.
3- Obtenir des engagements des parties prenantes : la plupart des
procédures imposées aux collaborateurs ne tiennent pas compte d’une
réalité importante de l’organisation : elle est avant tout une
construction sociale. De même que les entrepreneurs créent des marchés
en convainquant un nombre croissant de parties prenantes de s’engager
dans leur projet, de même le « leader effectual » transforme
l’organisation de l’intérieur, une partie prenante à la fois. Impact :
créer une dynamique collective.
4- Tirer parti des surprises : le « leader effectual » saisit
l’instant inattendu – une remarque d’un collaborateur, un échec ou une
décision – pour questionner les croyances sur lequel il se repose. Ce
questionnement peut alors amener à reconsidérer ces croyances et
envisager une alternative plus pertinente. Impact : quitter le plan
désincarné et entrer pleinement dans la vie de l’organisation.
5- Créer le contexte : loin d’imposer un changement venu d’en haut où
tout est pensé à l’avance, le « leader effectual » crée un contexte
dans lequel les principes sont mis en œuvre quotidiennement. Impact :
retrouver un vrai pouvoir d’influence.
La vertu première de ces principes est qu’ils ne constituent en rien « une méthode de plus », au contraire. Comme l’effectuation dont ils s’inspirent,
ils formalisent une pratique, une forme de discipline quotidienne qui a
pour effet que de petits efforts constants conduisent à de grands
résultats. Plus important encore, ils ne s’opposent pas à d’autres
méthodes ou approches qui peuvent être utilisées par ailleurs.
« La méthode c’est vous ; et le plan, c’est l’action »
Autre atout, parce que ce sont des principes, ils sont enseignables
et applicables par tous, dans tous les domaines et en toutes
circonstances. La transformation ne dépend plus ni de la hiérarchie, ni
de quelque super héros ; elle naît et se développe n’importe où dans
l’organisation. Elle ne résulte pas d’un big bang déstabilisateur et
stressant pour les collaborateurs, et surtout risqué pour
l’organisation. Au contraire. En disant en substance à tous les acteurs
de l’entreprise : « La méthode c’est vous ; et le plan, c’est
l’action », elle remet la balle dans leur camp et leur fournit des
principes concrets d’action. Elle leur permet dès lors de s’approprier
la transformation, seule condition de sa réussite. Et elle est
redoutablement efficace car c’est souvent ainsi que les dirigeants
prennent conscience qu’ils sont « piégés » depuis des années, subissant
les mêmes écueils, et que ces principes pourraient les libérer pour
agir.
L’enjeu est important. Si beaucoup aujourd’hui tirent un trait sur la
grande entreprise et appellent de leurs vœux une société
d’entrepreneurs indépendants, la réalité est que, pour longtemps encore,
les grandes structures seront celles qui créent de la richesse et des
emplois. Disposer de principes concrets et actionnables par tous, pour
repenser le management et sortir de l’impasse, se transformer et
s’adapter au nouvel environnement économique, est devenu une condition
de survie.
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