Le leadership effectual ou les 5 principes de la transformation: 4) Tirer parti des surprises
Dans un article de la revue Harvard Business Review, Philippe Silberzahn montrait comment les principes entrepreneuriaux de l’effectuation pouvaient être
utilisés pour transformer les organisations. L’appropriation de ces
principes doit permettre de développer ce que j’appelle le leadership effectual. Ces principes sont au nombre de cinq. Regardons le principe 4: tirer parti des surprises.
Quand éviter les surprises devient contre-productif
Tous les principes du management moderne
visent à éviter les
surprises. C’est la principale fonction des plans d’affaire, mais aussi
des dispositifs de gestion du risque. C’est pour cela que la prévision
est la pierre angulaire du management. Suivant en cela Auguste Comte,
nous voulons prévoir, parce qu’il faut prévoir pour savoir, et qu’il
faut savoir pour décider. Quoi de plus normal? Nous voulons être
“maîtres et possesseurs de la nature” selon l’expression de Descartes.
Nous voulons savoir où aller tant il paraît évident qu’avant de décider
quelque chose, il faut déterminer l’objectif à atteindre. Le critère de
réussite est donc l’atteinte d’un objectif défini préalablement à
l’action, et le management consiste d’une part à fixer les objectifs, et
d’autre part à mobiliser des ressources pour les atteindre.
Ces ressources doivent être, elles aussi, le plus prévisible
possible; c’est en particulier vrai pour les ressources humaines grâce à
des formations similaires (ingénieurs ou école de commerce) et des
dispositifs de gestion adaptés (formation au leadership, identification
des talents, système de rétribution en fonction de l’atteinte des
différents objectifs, définition de comportements attendus et de normes
culturelles standardisées). Dans un monde prévisible et peu changeant,
cette approche peut se révéler efficace. C’est ce qu’a montré Frederick
Taylor au début du siècle dernier avec l’organisation scientifique du
travail (OST).
Mais les surprises surviennent, de plus en plus fréquemment. Dans un
monde incertain, elles deviennent la norme; ce qu’on a prédit ne se
produit pas, et ce qui se produit n’a pas été prédit. La prédiction ne
fonctionne plus qu’entre deux catastrophes. Beaucoup d’énergie a été
dépensée pour rien, il faut refaire les plans en urgence (la capacité à
refaire des plans obsolètes, on appelle ça “agilité”). Les
investissements sont passés en pertes et profits. C’est particulièrement
vrai pour la transformation organisationnelle. Celle-ci naît de la
prise de conscience du fait que le monde change rapidement, sans pour
autant que l’on sache vers où ce monde va. On embarque dans une aventure
sans vraiment pouvoir savoir où l’on va aller.
Aujourd’hui les entreprises développent différents dispositifs pour
faire face aux incertitudes, mais toujours dans une optique de
protection:
- Des équipes ‘foresight’: on travaille sur les tendances émergentes et les signaux faibles, on bâtit des scénarios. On essaie de ‘lire’ un futur de moins en moins lisible. On travaille plus dur.
- Des entités parallèles qui développent le nouveau business avec notamment des profils “différents” (incubateurs d’entreprises, fab labs,…)
- Des départements sur les risques émergents
- Des couvertures d’assurance (cyber risque…)
Naturellement, le réflexe face à une surprise est de la vivre comme
un échec. On veut expliquer pourquoi nous avons été surpris. En général,
on cherche à trouver un responsable, celui ou celle qui n’a pas
respecté le plan. Mais expliquer (du latin explicare: dérouler,
déployer) revient à garder notre vision actuelle du monde, on part de
nos M&Ms et on y reste bien coincé, parce qu’ils nous protègent.
Comme dans la Ferme des animaux, quand ça ne marche pas, nous
voulons travailler plus dur. Lévi-Strauss observait qu’au lieu
d’expliquer, il faut comprendre (du latin cum prehendere: saisir
avec). Le principe n°4 vous invite à embrasser la surprise, à vous
ouvrir pour comprendre; il se fiche de vos explications qui ne sont
souvent que des justifications.
Car si dans un système stable l’erreur est une menace, dans un
système dynamique elle est au contraire porteuse de la promesse de
nouveaux progrès; Neg-actif comme le dit joliment François Jullien. A
trop se protéger des surprises, on se coupe des opportunités possibles
d’amélioration. On ne conquiert pas de nouveaux territoires si l’on
reste enfermé dans son château fort! A vouloir “coller” au monde tel
qu’on le prévoit, on s’éloigne progressivement de la réalité;
l’entreprise devient aveugle et sourde.
Les entrepreneurs tirent parti des surprises
Les entrepreneurs, eux, tirent parti des surprises, bonnes ou
mauvaises. Stacy et son mari ouvrent un bar à sandwiches à Boston en
1996. L’affaire marche bien mais à midi, la queue s’allonge et les
clients sont mécontents de l’attente. Stacy a l’idée de faire des chips
avec les ingrédients inutilisés et de les leur offrir pour les faire
patienter. Au bout d’un moment les clients lui font remarquer que si les
sandwiches sont plutôt moyens, les chips, elles, sont excellentes.
Stacy et son mari ferment le bar et se concentrent sur les chips qui
font un carton. Les remarques des clients étaient une surprise pour
Stacy qui voyait ses chips comme un pis-aller. Ces remarques ont modifié
sa façon de voir son affaire (son modèle mental) et elle l’a réorienté
dans une nouvelle direction. Stacy a tiré parti de la surprise, pas très
agréable de prime abord. Pour cela elle a dû “abandonner” son rêve, son
plan de bar à sandwiches.
Ce n’est pas simple d’abandonner la “protection” du plan (le confort
de nos modèles mentaux – M&Ms) et d’accepter l’exploration de
nouvelles perspectives. Néanmoins, cela se montre extrêmement efficace,
en particulier dans un monde d’incertitude.
Il est possible de chercher, en conscience, à appliquer ce principe;
de s’y entraîner. En effet, vous ne pouvez pas “programmer”
l’exploration. En revanche vous en avez forcément déjà fait l’expérience
: quelque chose vous surprend et au lieu de résister, vous plongez.
Revivez un de ces moments pour vous préparer à bien réagir la prochaine
fois.
Exemple: un manager constate que son
équipe le collabore pas; chacun travaille dans son coin malgré ses
encouragements. Au lieu de chercher à apporter une solution, le manager
essaie de se remémorer une situation où l’équipe a bien collaboré. Il
partage ce souvenir avec l’équipe et chacun se demande ce qui a permis
cette collaboration, puis imagine comment recréer ce contexte
exceptionnel (voir principe n°5) pour le rendre normal.
La surprise est une opportunité de changer notre façon de voir le monde, une mine d’enseignements sur nos M&Ms.
La vie d’une organisation génère des surprises en continu, grandes et
petites, et comme pour les entrepreneurs, ces surprises nous en
apprennent beaucoup sur l’organisation. La recherche a montré que ce par
quoi nous sommes surpris dépend de qui nous sommes: la surprise est
donc un révélateur d’identité, c’est-à-dire de M&Ms individuels et
collectifs. Elle met ces derniers en lumière. Nous sommes surpris parce
que la réalité ne correspond plus à nos M&Ms et elle se signale
gentiment à nous. Dit autrement, une surprise, c’est la réalité qui fait
“coucou!” et nous offre une opportunité. A nous de choisir si nous
voulons modifier nos M&Ms, ou à tout le moins les examiner.
Le principe n°4 nous invite donc à saisir l’instant inattendu – une
remarque d’un collaborateur, un échec ou une décision – pour questionner
les croyances sur lequel notre modèle repose. Ce questionnement peut
alors amener à reconsidérer ces croyances et envisager une alternative
plus pertinente. On quitte le plan désincarné et on entre pleinement
dans la vie de l’organisation.
Avec la surprise, la lumière se fait durant un bref instant sur une
facette de l’organisation puis elle disparaît. Le principe n°4 suggère
donc d’être aux aguets, en alerte, et d’observer non seulement la
réalité, mais le discours sur la réalité. C’est un peu bizarre au
début; cela semble compliqué comme lorsqu’on apprend à faire du vélo:
“je ne me souviendrai jamais de tout ça!”; mais on s’y fait et cela
fonctionne très bien. Bien-sûr vous ne pourrez pas saisir tous les
M&M à la volée; votre vie et celle de votre entourage seraient
infernales. Comme le suggère le principe n°2 (agir en perte acceptable),
il faut avoir une ambition mesurée: un M&M par-ci, un M&M
par-là, c’est déjà beaucoup.
Fondamentalement au lieu de faire le dos-rond et attendre que l’orage
passe, il s’agit d’apprendre à danser avec la pluie, comme Sénèque nous
y invite. Le philosophe Charles Pépin ajoute: “Exister c’est se jeter à
l’eau, aller à la rencontre des autres et du monde, de ces obstacles
que nous pouvons changer en opportunités à condition de changer de
regard.”
Ce principe permet de mieux adhérer à la réalité interne et externe de l’organisation et donc de survivre.
Les surprises peuvent être de nature très différente: un échec
inattendu, qui montre que certaines de nos hypothèses sont fausses et
suggère d’essayer de comprendre pourquoi nous les avons maintenues
malgré leur fausseté; une décision inattendue d’un supérieur, d’un autre
département ou d’un partenaire; Cela peut aussi être simplement quelque
chose que l’on fait depuis des années et dont on prend soudainement
conscience.
En suivant ce principe, l’entreprise n’est plus “figée” dans sa
représentation du monde mais au contraire la suit de manière fluide;
elle renforce ainsi son adhésion à la réalité, elle reste en contact
avec les mouvements inhérents à cette réalité, elle fait de la
transformation un état naturel, et favorise ainsi sa pérennité.
Ce principe permet une entrée en relation “réelle” avec l’autre (les clients, les collaborateurs…)
Régulièrement nous vivons des surprises dans les relations : “on ne
se comprend pas”. On peut décider d’exclure l’autre : “ce client ne sait
pas ce qu’il lui faut”, “ce manager est incompétent”, “ce salarié n’est
pas engagé”.
En appliquant le principe n°4, utilement associé au principe n°3
(engager des parties prenantes), une surprise sera l’occasion, plutôt
que de renfermer dans notre modèle, de tisser un lien avec quelqu’un
d’autre.
Exemple: un collaborateur fait une
remarque inattendue ou surprenante; vous pouvez rétorquer “Tiens c’est
intéressant que tu dises cela; qu’est-ce que cela révèle de tes
hypothèses et de la manière dont tu vois la question?” Il est possible
que la discussion ne donne rien, mais si le collaborateur renvoie la
balle, l’échange peut avoir lieu et, peut-être, l’accord peut se faire
sur le M&M en question (Principe n°3).
Conformément au principe n°1 (faites avec ce que vous avez), cette
saisie de M&M à la volée se fera avec bienveillance: on fait avec ce
que l’on a! Il ne s’agit pas de saisir pour juger, mais de saisir pour
rendre explicite, rien de plus. Une fois que le M&M devient
explicite, il peut faire l’objet d’un travail, mais ce n’est pas
nécessaire au début: il suffit de le saisir et de le rendre explicite.
La capacité d’un nombre croissant de gens à partager ouvertement un
M&M est la première étape d’une transformation. Elle libère la
parole. Elle permet à une fiction collective alternative d’émerger,
condition nécessaire pour la transformation. C’est une forme de
mutation.
On pourra par exemple demander aux nouveaux arrivants d’exprimer leur
rapport d’étonnement. Ils ont conservé, pour quelques temps encore,
leur capacité d’avoir un regard neuf, de voir ce que les “anciens” ne
voient plus.
Le principe n°4 permet l’exploration et le développement
Le principe n°4 nous invite à quitter un mode de protection, qui dans
ses excès génère une fermeture qui nous coupe de nos ressources, pour
un mode d’exploration. On passe de la sécurité (largement illusoire) à
la curiosité. Grâce à ce principe, on quitte le plan et la peur pour
être dans l’instant, le concret, la vie. Le pionnier ose s’écouter, il
n’est pas soumis à “l’autorité de l’éternel hier” (Max Weber).
Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche met en scène un
personnage grotesque, le “consciencieux”, pour nous donner à voir la
distinction entre la compétence qui enferme et l’expérience qui libère.
Dans les organisations, l’emphase est souvent mise sur les compétences,
avec cette idée saugrenue qu’un diplôme obtenu est la preuve de
compétences acquises pour toujours. Les compétences sont bien sûr
essentielles mais dans un environnement d’incertitude, elles devraient
surtout nous donner confiance et permettre de sortir de notre zone de
confort, pour réussir à faire confiance et explorer. La confiance
remplace alors la compétence. Chacun réussit à se surprendre soi-même…
Comme l’indique le philosophe Emmanuel Delessert, “se faire confiance
ce n’est pas se dire que l’on peut faire une chose parce qu’on l’a déjà
réussi mille fois- quelle tristesse ! quel manque de perspective ! au
contraire c’est s’adresser à cette part incertaine en soi – jamais
activée encore – et décider de l’inviter, de la réveiller”.
Vers une nouvelle logique de protection
Nous sommes souvent bloqués dans une alternative infernale:
- soit rester dans l’illusion avec nos plans, nos prédictions et nos dispositifs de contrôle en espérant qu’ils vont vous protéger, mais la réalité va nous rattraper plus ou moins rapidement avec une surprise coûteuse.
- soit nous résigner face à la réalité qui est vue comme difficile, douloureuse et effrayante. On ne peut rien y faire, et la souffrance est le seul horizon.
Le principe n°4 nous ouvre une 3ème voie. Il offre des protections
qui ne sont pas fondées sur le rêve ou la protection illusoire, mais sur
le concret. Comme nous y invite la sagesse stoïcienne qui observe que
tout ne dépend pas de nous, nous pouvons agir sur ce qui dépend de nous.
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