Le leadership effectual ou les 5 principes de la transformation: 3) Engager des parties prenantes
Dans un article de la revue Harvard Business Review, Philippe Silberzahn (en photo) montrait
comment les principes entrepreneuriaux de l’effectuation pouvaient être
utilisés pour transformer les organisations. L’appropriation de ces
principes doit permettre de développer ce que j’appelle le leadership effectual. Ces principes sont au nombre de cinq. Regardons le principe 3: Engager des parties prenantes
Le manque d’engagement des collaborateurs, un problème majeur
Aujourd’hui la plupart des entreprises
connaissent de réelles
difficultés pour attirer, retenir et fidéliser ceux que l’on appelle
communément “les talents” et plus généralement, un problème de fond
relatif à l’engagement de tous les salariés. Et c’est un problème parce
que l’engagement de ses collaborateurs est l’un des moteurs principaux
de la performance d’une organisation.
Selon l’étude Gallup State of the global Workplace d’octobre
2014 (enquête sur 2 ans portant sur 114 pays), seuls 26% des salariés se
disent engagés dans leur organisation! La grande majorité d’entre eux
(65%) sont désengagés, et 9% sont même activement désengagés. En substance, 74% des salariés sont physiquement présents, mais en pratique ne sont “pas là”.
Ils ne sont pas là car la plupart des principes de fonctionnement de
l’entreprise les invitent à se “cacher”: le descriptif de poste et les
objectifs les contraignent à n’exprimer qu’une petite partie de leurs
savoirs. Le respect de la hiérarchie et des aires d’expertises leur
interdisent de s’exprimer sur certains sujets. Les évaluations orientent
les rapports humains. Les us et coutumes, c’est à dire les M&Ms
(modèles mentaux) collectifs de l’organisation, leur font comprendre de
manière implicite que certains comportements sont inappropriés.
Parce qu’ils ont le sens de la protection, du réalisme et de la
poursuite de la vie de travail, les employés s’empêchent plus qu’on ne
les empêche. Ils s’adaptent en se repliant sur eux-mêmes. L’absence à
soi-même devient la règle au travail.
Il y a donc deux “moi”, le “moi” au travail et le “moi” en dehors, et
beaucoup s’étonnent quand on remet en cause cette dualité: “je ne peux
tout de même pas être moi-même au boulot !”
Face au désengagement, les organisations ne restent pas les bras croisés et tentent différentes réponses portant sur:
- le cadre de travail : des services aux salariés, des actions de bien être, des locaux plus conviviaux…
- les méthodes : agile, design thinking, méthodes collaboratives et participatives…
- les pratiques : développer le télétravail, envoyer des salariés travailler dans des start ups, lancer des actions RSE (Responsabilité Sociale d’Entreprise), développer l’empowerment (subsidiarité), etc.
- les actions de communication : la marque employeur, développement d’une vision ou d’une raison d’être “noble”…
Généralement animées des meilleures intentions, ces actions
nourrissent pourtant bien souvent le problème qu’elles tentent de
résoudre car elles n’agissent pas sur la raison profonde du
désengagement mais sur ses conséquences. A quoi sert de lancer une
action de RSE externe si les comportements internes ne s’accordent pas
aux valeurs proclamées? Une journée passée à aider une association
pourra être exaltant, mais en quoi cela réglera-t-il le problème au
bureau?
Et pourtant, chacun observe que le temps d’un atelier ou d’un
séminaire hors site, les salariés sont joyeux et motivés. Leurs M&Ms
sont accordés, le contexte est propice (voir principe n°5, créer le
contexte). Puis ils rentrent au travail… et le jeu de rôles reprend,
chacun tient sa place. L’espoir vient s’écraser lundi matin sur le mur
des routines et des contraintes bureaucratiques.
Une nouvelle manière “d’engager”
Les salariés qui peuvent travailler dans des start ups et/ou des
incubateurs sont souvent très enthousiastes. Est-ce le cadre de travail,
la moyenne d’âge, l’impression de changer le monde? Plutôt une manière
d’engager différente….
L’engagement est en effet à la base du processus entrepreneurial.
Loin d’avoir une vision mécaniste du monde, les entrepreneurs donnent
progressivement corps à leur projet en impliquant un nombre croissant de
parties prenantes. Face à l’incertitude d’un nouveau marché ou d’une
nouvelle technologie, ils ont en effet du mal à savoir où aller; ils le
décident avec d’autres qui s’engagent dans leur projet.
L’entrepreneuriat est donc avant tout un processus social, et l’engagement en est la base. Il consiste à faire des choses avec des gens que l’on rencontre.
Par exemple, à leurs débuts, Michel et Augustin faisaient cuire leurs
biscuits dans leur four familial. Un jour, celui-ci ne suffit plus et
il faut s’agrandir. Normalement, ils devraient lever de l’argent pour
acheter un four et l’installer dans un local ad-hoc. Au lieu de cela,
ils descendent voir leur boulanger et celui-ci accepte de leur prêter
son four le jour de sa fermeture hebdomadaire. Pourquoi accepte-t-il?
Est-ce parce que Michel et Augustin ont respecté la procédure n°C45/b?
Est-ce parce que c’était dans sa fiche de poste? parce qu’ils lui ont
présenté un plan d’affaire avec un bon ROI? Il a accepté simplement
parce que Michel et Augustin étaient authentiques, vivants et humains,
et que leur filer un coup de main lui a semblé tout naturel, et même
plutôt agréable.
Vous avez sûrement, dans votre vie, eu l’occasion de vivre un projet
exaltant, dans lequel vous étiez pleinement engagé. Il n’y a pas de
raison de ne pas pouvoir retrouver ce moment exaltant. Il s’agit d’en
faire un principe d’action et de le rendre viral…
D’où le principe n°3: engager des parties prenantes. Ce principe peut
amener à faire de très grandes choses. Beaucoup d’idées, de pratiques
et d’institutions sont en effet nées modestement, en petit comité. Avec
le temps elles se sont transformées en grandes organisations.
De “Comment faire?” à “avec qui faire?”
L’organisation est une construction sociale. La transformer est donc
un processus social; cela consiste à amener un grand nombre de gens à
s’unir pour travailler dans une direction donnée. C’est la même chose
que l’entrepreneuriat, bien que le contexte soit très différent. Pour
transformer votre organisation, la question est donc : comment créer un
mouvement social? Comment entraîner les autres acteurs de
l’organisation?
Face à un problème, le principe n°3 nous invite donc à penser d’abord
personnes, avant de penser vision, objectifs, problèmes… à ne plus se
demander “Comment faire?” mais “Qui peut m’aider?”… et “comment
l’engager à m’aider?”
Accorder ses M&Ms…
La rencontre va donc être un élément fondamental de l’application du
principe n°3. C’est en effet de la rencontre que naît l’objectif commun
sur lequel on s’engage, et ce que nous apprennent les recherches en
management, c’est que l’engagement est plus fort lorsque l’objectif a
été déterminé ensemble.
Qu’entendons-nous par rencontre? Une réunion n’est pas forcément une
rencontre, ça peut être juste un théâtre. Les employés d’une
organisation peuvent passer leur vie en réunion et en conf call
sans pour autant vraiment rencontrer qui que ce soit. On se croise, on
est ensemble mais on ne se rencontre pas comme Michel et Augustin avec
le boulanger. Une rencontre, c’est lorsqu’il y a une vraie conversation,
au-delà d’une simple discussion, c’est à dire une entrée en relation.
Que se passe-t-il lorsque deux personnes se rencontrent?
Fondamentalement, elles se mettent d’accord sur leur façon de voir le
monde et de parler de la réalité qu’elles vivent. Elles partagent un
diagnostic commun. Dit autrement, elles accordent leurs M&Ms. Parler
de la réalité avec les mêmes mots, c’est à dire développer un M&M
commun, est le point de départ indispensable d’une action commune. Il se
peut qu’il n’y ait pas accord, auquel cas on se quitte bons amis. Mais
s’il y a accord, on devient membre d’un club secret autour du M&M
commun. Puis on recommence avec une autre personne.
Une rencontre peut être volontaire, comme pour Michel et Augustin qui
ont un problème à régler et qui cherchent qui peut les aider à le
régler. Elle peut aussi être inopinée, comme ce qui se passe autour de
la machine à café.
Deux personnes se rencontrent et décident de faire quelque chose,
c’est ainsi qu’ont commencé tous les mouvements sociaux, de la création
d’entreprise aux révolutions. Comme l’entrepreneuriat, l’innovation et
la transformation sont des mouvements sociaux. Ils naissent de la
constitution d’un réseau croissant de parties prenantes qui s’engagent
dans une même direction, autour d’un même projet auquel elles
contribuent.
Pour permettre l’entrée en relation, il faut un tant soit peu
partager la même planète. Il s’agit d’assouplir ses M&Ms pour
permettre de comprendre ceux de votre interlocuteur car chacun a son
ensemble de référence, ses propres M&Ms. A ce moment, la relation
est possible. La recherche a montré que la docilité (au sens de qui
s’adapte facilement, qui est ouvert aux idées des autres pour les
adopter) était un caractère important de certains entrepreneurs, qui
sont naturellement ouverts au compromis, c’est à dire à l’accord sur des
M&Ms.
En assouplissant ses M&Ms, on quitte la guerre de positions pour
aller vers un échange sur les suppositions, c’est à dire les M&Ms.
On peut essayer de convaincre quelqu’un qu’il a tort, que sa position
est erronée, mais le principe n°2 nous dit que cela n’est pas
nécessaire; on peut laisser la réalité jouer ce rôle. Il suffit de
s’accorder sur la description de la réalité dans un premier temps.
Réduire les risques de l’action
En passant de “comment résoudre mon problème” à “qui peut m’aider à
résoudre mon problème”, Michel et Augustin adoptent une posture leur
permettant d’avancer plus vite, plus sûrement et à moindre ressources.
Ils réduisent considérablement leur risque: si leurs biscuits n’ont
finalement pas de succès, il suffira de cesser d’utiliser le four du
boulanger. L’énergie dépensée aura été minimale (principe n°2, perte
acceptable) et tout le monde gardera un bon souvenir de l’affaire.
Combiné au principe numéro 2, le principe numéro 3 est donc réducteur
de risque. C’est particulièrement vrai dans le contexte d’incertitude
qui est celui de la transformation. Le futur est incertain, personne
n’est en mesure de savoir plus qu’un autre où l’organisation doit aller.
La complexité de la tâche – faire changer de cap un paquebot de
plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de milliers de
collaborateurs – fait qu’une seule personne au sommet n’est pas en
mesure de maîtriser tous les aspects de la question. Le changement ne se
produira que s’il est abordé collectivement, et il se fera sans risque
par de petites actions.
S’accorder sur la description de la réalité pour libérer l’action.
Ce principe est utilisé conjointement au principe n°2 et propose donc
une modestie d’ambition. On pense souvent que décrire une réalité
problématique induit nécessairement qu’on doive proposer une solution.
C’est la réponse habituelle à celui qui critique: “OK, mais qu’est-ce
que tu proposes à la place?” En pratique, cette réponse bloque toute
discussion.
En effet, il n’y a pas nécessairement quelque chose à proposer. Le
principe n°3 énonce qu’il ne s’agit pas d’analyser pour proposer, mais
qu’il suffit de s’accorder sur la description de la réalité avec une
autre personne. Il ne s’agit pas non plus d’être critique vis à vis du
M&M qu’on rend explicite: conformément au principe n°1 (faire avec
de qu’on a), il ne doit pas y avoir jugement, mais acceptation et
questionnement. Il s’agit simplement de s’accorder sur ce qu’on observe,
de le rendre explicite et d’en discuter ouvertement. Le reste vient en
supplément, plus tard, mais il est difficile à anticiper tant que le
M&M n’a pas été explicité. Mais il viendra sûrement car la parole
libère l’action.
Dépasser les conflits stériles et générer des conflits féconds
Le principe n°3 vous permet donc d’élargir votre appréhension de la
réalité et de dépasser les conflits stériles. Les conflits sont là de
toute façon, ils sont inévitables; ils sont consubstantiels à
l’existence collective d’une organisation. Or tout est fait pour les
cacher. Chacun tient son rôle en espérant que tout se passera bien… Peu à
peu, on s’éloigne de la réalité interne et externe.
Or on ne peut pas faire semblant très longtemps, le conflit est là,
il faut faire avec (principe n°1). Le problème n’est pas dans le conflit
mais dans la manière de le gérer.
La rencontre, qui peut être une confrontation, est le moyen d’ajuster
les interprétations qui nous éloignent de la réalité et de dépasser le
conflit. C’est ce que les Grecs nous enseignent pour qui la sagesse
résultait de la confrontation des idées.
Le propos n’est pas de dire que tout le monde peut s’entendre ni même
doit s’entendre, mais que chacun peut entrer en relation avec l’autre
qu’il l’apprécie ou non. L’idée est plus d’avoir un maximum de joueurs
sur la durée que de gagner à un moment en écrasant un unique adversaire
par une argumentation irréfutable. Le principe n°3 est donc
fondamentalement un principe égalitaire. On n’engage pas un échange pour
gagner, pour avoir raison ou pour marquer un point, mais pour se mettre
d’accord sur un M&M. Rien de plus.
Grâce à la relation, mieux se connaître pour mieux agir
L’application de ce principe d’action permet à celui qui l’applique
de mieux se connaître (ses M&Ms individuels) et donc de trouver un
espace pour se développer. La valeur de ce principe se joue dans sa
capacité à agir, à tisser des relations avec les autres, à prendre part
au tourbillon de la vie.
Dans l’Ethique à Nicomaque, Aristote définit un ami comme quelqu’un
qui nous rend meilleur. A son contact, nous progressons, nous nous
ouvrons à des dimensions du monde ou de nous-même que nous ne
connaissions pas. L’ami est ainsi celui qui nous permet “d’actualiser
notre puissance”, selon le philosophe et romancier Charles Pépin, qui
ajoute que grâce à l’ami ou plus précisément grâce à la relation que
nous avons avec lui, nous développons réellement “en acte” des talents
que nous n’avions que potentiellement “en puissance”. La rencontre
permet l’action par le lien qu’elle crée et l’ouverture qui en résulte.
Vers une nouvelle logique
La plupart des procédures imposées aux collaborateurs dans les
programmes de transformation ne tiennent pas compte d’une réalité
importante de l’organisation : elle est avant tout une construction
sociale. Ces programmes procèdent d’une conception mécaniste (on appuie
ici et ça donne un résultat là) voyant la matière organisationnelle
comme malléable à volonté comme dans les temps modernes de Charles
Chaplin. Ignorant la dimension humaine, ces programmes patinent malgré
l’ambition de leur vision car ils n’ont pas d’ancrage. Ils finissent par
s’épuiser et épuiser ceux qui les portent. Ils se diluent dans le réel
dont ils ne tiennent pas compte par idéalisme (principe n°1, faire avec
ce qu’on a).
Le principe n°3 nous invite à voir l’entreprise non comme une machine
qu’il faut commander mais comme un système vivant qu’il s’agit
d’accompagner dans sa croissance. Comme tout système vivant, l’enjeu est
de favoriser les relations internes et externes pour maintenir le
système vivant et alerte.
En appliquant le principe n°3, vous créez une réelle dynamique
collective. En remettant ceux-ci dans le jeu, vous pouvez résoudre
enfin, progressivement, le problème du désengagement des salariés, qui
est indispensable à une vraie transformation.
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