Réinventer l’environnement de travail pour attirer les talents
Dans la Silicon Valley et ailleurs, les entreprises rivalisent de créativité pour optimiser l’organisation de leurs locaux.
(HBR France) Lorsqu’on pénètre dans les locaux de Square, à San Francisco, le
regard est aussitôt happé par l’allée monumentale qui s’étire sur toute
la longueur du bâtiment. Bordée d’un côté par des box en bois clair et
de l’autre par d’agréables salles vitrées, cette avenue moquettée de
gris est bien plus qu’un immense couloir.
C’est l’épicentre de
l’entreprise, un lieu de vie parsemé d’îlots d’activité, une
bourdonnante agora où l’on se croise, où l’on se rencontre, où l’on se
retrouve. Loin de l’ambiance et de l’organisation de nos bureaux
traditionnels, on s’y sent comme dans une ville intérieure, à la fois
vivante, inspirante et rassurante. Responsable de cette spectaculaire
reconversion d’un ancien data center aveugle, le cabinet Bohlin Cywinski
Jackson affirme d’ailleurs s’être inspiré de principes d’urbanisme pour
répondre aux attentes de Jack Dorsey, le fondateur de Square et de
Twitter : « concevoir des espaces où chacun peut être soi-même, où l’on
peut se rassembler, partager des histoires et créer. »
Le quartier général de Square n’est pas une exception dans la Silicon
Valley. De l’immense campus du Googleplex à l’étonnant patchwork
culturel des locaux d’Airbnb, les bureaux au design atypique, aussi
accueillants que déroutants pour le visiteur européen, s’y multiplient.
Il serait tentant de n’y voir qu’une compétition futile entre quelques
richissimes start-up, mais l’enjeu de cette créativité immobilière
débridée est beaucoup plus profond. A San Francisco, les talents sont
rares. Et, comme en témoignent les débauchages très médiatisés d’experts
de l’intelligence artificielle ou des véhicules autonomes, les acteurs
de la tech sont désormais engagés dans une guerre sans merci pour
attirer les meilleurs. Leurs luxueux locaux sont autant l’expression que
l’instrument de cette concurrence acharnée, qui, incidemment, préfigure
le travail de demain.
L’organisation à l’ère de l’immatériel
Toutes les entreprises partagent un même défi : comment s’organiser
pour remplir son objectif de production étant donné la force de travail
disponible ? Au début du XXe siècle, la problématique des industriels
était de faire fabriquer des produits complexes par une main d’œuvre
nombreuse mais très peu qualifiée. Diviser les tâches, simplifier les
gestes et compenser des règles draconiennes par une rémunération
attractive (pour l’époque), telle fut la réponse du taylorisme. Plus
tard, avec l’élévation du niveau d’éducation, les entreprises se sont
efforcées de tirer parti des nouvelles compétences à leur disposition
pour accroître la valeur ajoutée de leurs produits sans pour autant
faire exploser leurs coûts. Pour cela, elles ont rationalisé le travail
des cols blancs et leur ont donné des éléments de gratification non
financiers, comme un bureau personnel ou une voiture de fonction, en
accord avec l’idée que l’on se faisait alors de la réussite.
Mais aujourd’hui, tout est de nouveau en train de changer. Dans les
produits actuels, la part immatérielle devient prépondérante. Dans
l’économie digitale, dont la Silicon Valley est à l’avant-garde, elle
constitue même pratiquement toute la valeur. Les coûts marginaux
diminuent et, grâce à des outils de pointe, comme l’intelligence
artificielle ou l’impression 3D, un seul employé est désormais en mesure
de générer une valeur considérable. Il n’est plus nécessaire d’être
nombreux : il suffit d’avoir les bonnes personnes. S’attacher les
meilleurs talents, les mettre dans les conditions optimales pour qu’ils
s’expriment, et les garder, voilà ce que doit désormais viser
l’organisation du travail.
Les nouveaux attributs de la réussite
Or la difficulté est que l’autre terme de l’équation a lui aussi
évolué. Indépendamment de leur âge, les travailleurs d’aujourd’hui
attendent de leur entreprise qu’elle les traite avec les égards auxquels
ils sont désormais habitués en tant que consommateurs (lire aussi la
chronique : « Du client roi au collaborateur moi ») :
de l’attention et de la personnalisation, des services qui facilitent
leur vie quotidienne, des outils modernes et adaptés aux tâches qu’on
leur demande, et des valeurs de marque qui justifie leur investissement
et lui donne un sens. Pour les attirer, les motiver et les fidéliser, il
n’est donc plus possible d’utiliser les mêmes ressorts qu’autrefois.
Les attributs matériels de la réussite sont passés de mode, voire
peuvent s’avérer en contradiction avec les objectifs recherchés. Non
seulement un grand bureau ne fait plus nécessairement rêver, mais il
n’aurait guère de sens quand le but est de stimuler la collaboration, le
partage de l’information, la pollinisation des idées, la mobilité…
Plus que n’importe où au monde, les entreprises de la Silicon Valley
sont confrontées à cette mutation concomitante des produits et des
producteurs, et donc les premières à devoir y répondre. En réinventant
l’espace de travail, mais aussi le management et les services qu’elles
proposent à leurs salariés (crèches, restauration à toute heure,
conciergerie…), toutes cherchent à bâtir l’environnement de travail
optimal pour recruter les meilleurs cerveaux, condition sine qua non de la réussite à l’ère digitale.
Une expérience de travail unique
Toutes ces entreprises étant très proches à tous points de vue, et
confrontées aux mêmes enjeux, on pourrait s’attendre à y trouver une
certaine uniformité, révélatrice de « bonnes pratiques » émergentes. Au
contraire, sitôt franchi le seuil de leurs locaux, une ambiance et une
personnalité particulières se ressentent. Du mobilier à la conduite des
projets, du smartphone professionnel au menu de la cafétéria, tout est
conçu pour faire écho à la culture et les valeurs propres à l’entreprise.
La résonance entre tous ces ingrédients crée pour les collaborateurs
une expérience de travail unique, jamais tout à fait similaire à ce
qu’ils trouveraient ailleurs. Ainsi, tous celles et ceux qui s’y
reconnaissent s’y sentent les bienvenus, s’y épanouissent, y donnent le
meilleur d’eux-mêmes et n’ont guère le désir de quitter ce qui devient
pour eux une seconde famille, exigeante mais attentionnée et
protectrice.
Ce nouvel âge du travail qui émerge dans la Silicon Valley se
présente ainsi comme un néo-paternalisme high-tech fondé sur la
personnalisation holistique du cadre professionnel. Et parce qu’elle
procède d’enjeux économiques et sociétaux qui sont aussi les nôtres,
cette mutation – idyllique pour les uns, insidieusement tyrannique pour
les autres – est désormais aux portes des entreprises du monde entier.
En revanche, elle s’y exprimera nécessairement de façon différente.
Importer des pratiques typiquement américaines n’aurait en effet aucun
sens alors que l’objectif est au contraire de faire converger la culture
des collaborateurs et celle de l’entreprise vers une identité commune.
La Silicon Valley ne donne que les principes, pas le mode d’emploi. Pour
gagner la bataille des talents, il incombe à chacun d’inventer son
propre modèle.
Michaël Rolland (Photo), Chief Marketing Officer d’Econocom, cet
ingénieur IT de formation a débuté sa carrière chez Devoteam comme
consultant en systèmes d’information en charge des architectures
complexes des opérateurs télécoms, avant d’exercer les métiers de vente
et de direction de projets IT.
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