Tony Elumelu : « L’africapitalisme se porte bien, merci ! »

L'homme d'affaires nigérian Tony Elumelu.Homme d’affaires et philanthrope, le milliardaire nigérian Tony Elumelu a consacré 100 millions de dollars au programme annuel d’entrepreneuriat africain qu’il a créé. Un investissement sur dix années géré par sa fondation éponyme pour identifier et soutenir les jeunes entrepreneurs africains.
En tant que 26e fortune africaine, le fondateur de la société d’investissements Heirs Holdings va ainsi soutenir 10 000 femmes et hommes d’affaires
du continent au cours de cette décennie. Objectif : « Créer un million de nouveaux emplois et 10 milliards de dollars de revenus annuels ». Tony Elumelu en est persuadé : cette nouvelle génération d’entrepreneurs va bouleverser le secteur privé africain et contribuer à transformer le continent.
Quelles ont été les surprises de cette première « promotion » composée de mille entrepreneurs africains ?
D’abord le nombre de candidatures : plus de 20 000, en provenance de 52 pays d’Afrique. Mais ma grande surprise fut la découverte des secteurs d’activité choisis par ces entrepreneurs. A mon grand étonnement, c’est l’agriculture qui domine et je ne m’y attendais pas.
Cette nouvelle génération d’entrepreneurs se montre sensible aux questions sociales et environnementales, en ayant des plans de valorisation de la terre et des objectifs chiffrés de rentabilité très ambitieux, mais réalistes. Après l’agriculture, ce sont les nouvelles technologies et la mode qui attirent le plus les entrepreneurs. Le secteur de la mode au Nigeria se révèle en ébullition et est encore plein de potentiels.
Qu’est-ce qui vous motive dans ce projet ?
Nous identifions, formons, soutenons les entrepreneurs africains de demain. C’est un réseau extraordinaire qui est en train de se former. Nous n’apportons pas seulement des capitaux. Les entrepreneurs africains ont besoin de formations, de conseils, de soutiens mais aussi de pouvoir montrer et promouvoir leurs réalisations.
« Dans dix ans, il y aura, à la suite de ce programme, des Tony Elumelu bien plus puissants, riches, et innovants que je ne l’aurais été »
Aujourd’hui, les 1 000 premiers entrepreneurs sélectionnés créent d’ores et déjà des plates-formes numériques pour échanger entre eux, partager leurs expériences. Un gigantesque réseau est en train de se constituer.
Dans dix ans, il y aura, à la suite de ce programme, des Tony Elumelu bien plus puissants, riches, et innovants que je ne l’aurais été. Et ça m’excite de contribuer à repérer, former et accompagner cette future élite entrepreneuriale.
Les francophones représentent seulement 10 % des entrepreneurs sélectionnés cette année, comment l’expliquez-vous ?
L’idée de ce projet est de voir les jeunes entrepreneurs africains unis. Je pense que nous avons créé une dynamique positive sur tout le continent, sans distinction. Il est vrai qu’en Afrique, il y a encore une sorte de ligne de fracture entre les francophones et les anglophones. Sans doute que le passé colonial y est pour quelque chose.
Je constate qu’il y a parfois de la suspicion, un manque de confiance et un esprit de compétition teinté de défiance. Il est donc possible qu’au départ, ce projet ait suscité moins d’intérêt chez les francophones qui ont peut-être douté du sérieux de cette initiative, ou pensé que les anglophones seraient privilégiés.
« Il est temps d’arrêter d’opposer francophones et anglophones et de s’unir pour créer l’Afrique de demain »
Désormais, ils se rendent compte que ce projet existe, que l’argent est bien versé et, surtout, que toutes les promesses sont honorées. Donc si certains francophones ont pu douter, je pense qu’ils ont compris que nous faisons ce que nous disons. Je ne serai pas étonné qu’en 2016, ils soient bien plus nombreux à présenter leur candidature. La prochaine édition, j’en suis certain, aura une plus grande portée encore. Ce n’est que le début.
Y aurait-il plus d’entrepreneurs qui veulent être comme Tony Elumelu au Nigeria qu’en Côte d’Ivoire ou au Sénégal ?
Je suis nigérian, et il est plus facile pour mes compatriotes de s’identifier à moi que d’autres. Le fait de vivre dans un même environnement nous rapproche. Et les jeunes entrepreneurs nigérians peuvent facilement s’identifier à mon parcours. Nous avons la même mentalité. Mais je pense qu’il est vraiment temps d’arrêter d’opposer francophones et anglophones, et de s’unir pour créer l’Afrique de demain.
Qu’est-ce qui change entre votre génération d’entrepreneurs et celle que vous aidez aujourd’hui à émerger ?
Les personnes qui inspiraient ma génération étaient des écrivains et des intellectuels. Aujourd’hui, ce sont de nouvelles personnalités de tous les horizons. Et je trouve que cela encourage encore plus les gens à entreprendre. Aujourd’hui au Nigeria, l’énergie entrepreneuriale est incroyable, et vous entendez souvent dans les rues des jeunes dire : « Je veux être comme celui-ci, comme celle-là ». Mais ce qui change radicalement, c’est le développement et l’accessibilité des nouvelles technologies.
Que pensez-vous du fait qu’une simple application mobile peut bouleverser des lecteurs établis, comme la banque par exemple ?
En 2013, j’ai investi dans une start-up de la Silicon Valley, Planet Labs, qui conçoit et déploie des petits satellites qui cartographient la planète. Ils ont commencé dans un garage sans véritables fonds. Ils ont ensuite fait appel à des investisseurs des régions clés du monde. J’ai été l’investisseur pour la région Afrique. J’ai eu un retour sur investissement de 3 000 % en moins de deux ans. J’ai ainsi pu prendre la mesure de la puissance de l’innovation technologique, tant sur le plan du retour sur investissement que sur la capacité à transformer des secteurs établis.
Nous le vivons en Afrique. Il n’y a qu’à observer le déploiement du mobile banking qui a pris son essor au Kenya et se développe ailleurs sur le continent. Cela correspond à une réalité africaine de sous-bancarisation et apporte une solution. Les start-up africaines se doivent de faire avec un très faible niveau d’infrastructures et un accès encore limité aux fonds de capital-risque. Mais je ne suis pas inquiet, car je connais l’esprit de compétition entrepreneuriale en Afrique.
Vous qui avez théorisé un « africapitalisme » décomplexé, comment percevez-vous l’évolution du capitalisme africain ?
« L’africapitalisme » s’inscrit dans un phénomène global, et puise sa source dans la doctrine politique et économique du capitalisme traditionnel. « L’africapitalisme » que je promeus adapte le capitalisme aux réalités africaines.
« Autrefois, nous avions tendance à nous reposer sur le gouvernement, à tout attendre de l’Etat. Cette période est révolue »
Je pense qu’il est fondamental pour l’Afrique de favoriser le libre-échange, et de miser encore plus sur le secteur privé. Plus que d’autres régions du monde, nous avons un retard à rattraper et une énergie à valoriser. Je souhaite sensibiliser les investisseurs africains et étrangers pour les inciter à miser sur des secteurs qui contribuent à aider l’Afrique et qui génèrent des retours sur investissements. « L’africapitalisme » se porte bien, merci !
Comment cet « africapitalisme » s’articule-t-il avec les institutions publiques ?
Nous sommes à un tournant. Et le secteur privé a, à mon sens, un rôle de premier plan à jouer. Autrefois, nous avions tendance à nous reposer sur le gouvernement, à tout attendre de l’Etat. Cette période est révolue. Et la tendance tend même à s’inverser. Aujourd’hui, on commence à voir naître des partenariats entre le secteur privé et le secteur public dans des secteurs stratégiques tels que la santé, l’énergie.
Il en va ainsi de la privatisation de l’électricité au Nigeria, comme l’a fait l’ancien président, Goodluck Jonathan. Le secteur privé peut contribuer à développer l’accès à l’électricité, à créer des emplois, à optimiser un secteur jusque-là atone et défaillant. Dans quelques années le Nigeria verra si le choix de Goodlcuk Jonathan était le bon ou pas.
Que pensez-vous du déroulement de cette élection présidentielle qui a vu Muhammadu Buhari s’imposer dans le calme face à Goodluck Jonathan ?
C’est une bonne chose, parce que Muhammadu Buhari a des grandes ambitions économiques. Pour moi, outre le peuple bien sûr, Goodluck Jonathan a été le héros de cette élection en reconnaissant sa défaite et en appelant le nouveau président pour le féliciter. La transition s’est déroulée dans le calme, et je suis ravi de l’avoir vécue. Le Nigeria a prouvé que le peuple pouvait choisir et donc avait le pouvoir.
La démocratie et la bonne gouvernance sont fondamentales pour garantir un bon climat des affaires et un développement du pays. Le Nigeria a de bonnes bases. Ce pays l’a démontré au monde entier.
Vous semblez vous tenir à distance de la classe politique, mais dans certains pays, il est encore compliqué de faire des affaires sans traiter avec le pouvoir en place.
Au Nigeria aussi, de nombreux entrepreneurs ont été très liés à des membres du gouvernement. Moi, je n’ai jamais touché un dollar de leur part. Je sais que dans certains pays francophones, l’accès aux marchés ne peut pas se faire sans négocier avec l’entourage du président ou de sa famille. Ils devraient faire à la sauce nigériane et ne pas hésiter à aller à l’encontre du gouvernement.
Il n’y pas si longtemps encore, certains politiciens regardaient les hommes d’affaires d’un mauvais œil. Ce qui est de moins en moins le cas. Il est temps que les entrepreneurs se concentrent sur leur business et les politiciens sur leurs politiques. En revanche, ces deux mondes doivent se parler et collaborer pour atteindre des objectifs communs.
Les politiciens doivent nous aider à créer un environnement idéal et sain pour permettre aux entrepreneurs de créer de l’emploi notamment. Les leaders politiques africains ont une responsabilité à l’égard du secteur privé, et du développement économique que nous pouvons apporter. Il me semble qu’ils le comprennent ou qu’ils le comprendront car c’est évident, et ils n’ont plus vraiment le choix.
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/04/06/tony-elumelu-l-africapitalisme-se-porte-bien-merci_4610409_3212.html

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