Amazon, sa stratégie pour contrôler l’économie mondiale

Comme l’en attestent ses prises de positions stratégiques dans le transport maritime, le P-DG d’Amazon Jeff Bezos ne cherche pas seulement à devenir le leader incontesté de la vente en ligne, mais de l’économie mondiale.
(HBR France) Les composantes de la stratégie d’Amazon sont bien connues. Elles s’inscrivent dans une vision formulée dès 1997 : « construire le plus grand magasin du monde ». Une ambition symbolisée dès le départ par la flèche jaune de son logo,
reliant les lettres A et Z du nom d’Amazon, manière de dire : « Amazon vend tout de A à Z ».
Dès les premières années, Jeff Bezos, son fondateur, expliquait, dans le livre « Get Big Fast », de Robert Spector, qu’il ne voulait pas être une « product company » mais une « customer company », autrement dit, une entreprise tournée avant tout vers le client. Le démarrage par la vente de livres était simplement le moyen d’éduquer, à l’époque, les clients à l’achat en ligne, avec un produit se prêtant particulièrement bien à la vente sur Internet (familier des clients, facile à présenter sur le Web, simple sur le plan logistique, peu onéreux, etc.).

Le leader de l’innovation mondiale

La suite est connue. Des investissements colossaux pour introduire une expérience client unique, proposer une offre exceptionnelle et assurer un service de livraison sans précédent. Des innovations en cascades avec le rachat de l’un des premiers agents intelligents (Firefly) pour effectuer des recommandations de produits, l’introduction des notations et des commentaires sur les articles, la commande en un clic, les frais de port gratuits, etc.
En 2005, Amazon mettra un pied dans l’édition en rachetant BookSurge (rebaptisé CreateSpace) et invitera ses clients à s’équiper de Kindle. L’arrivée de la marketplace permettra aux marques de vendre leurs produits en ligne sur Amazon et contribuera à considérablement augmenter la taille du catalogue du géant du e-commerce.
Un pivot stratégique permettra à la firme de se lancer dans le cloud computing, avec Amazon Web Services (AWS) notamment, et de devenir le concurrent d’Oracle, d’IBM ou de Cisco.
Aujourd’hui, Amazon met un pied dans nos maisons en nous incitant à fixer des « dash buttons » sur nos frigos (boutons connectés qu’il suffit de presser pour commander directement des produits, NDLR) afin de prendre part à l’Internet des objets. Elle accélère son effort dans le domaine de l’intelligence artificielle avec Alexa, l’assistant vocal des enceintes connectées Amazon Echo .

La stratégie officieuse d’Amazon

Mais la véritable stratégie d’Amazon n’est pas celle qui est officiellement affichée. En 2016, Amazon s’est vu accorder une licence par la Federal Maritime Commission pour mettre en place un service de transport maritime avec le statut d’ « Ocean Transportation Intermediary ». Dit autrement, Amazon peut désormais transporter les biens des autres. Ce service, déjà baptisé FBA (Fulfillment By Amazon) permettra aux entreprises chinoises d’exporter plus efficacement, et pour moins cher, leurs biens vers le reste du monde.
Le marché du fret maritime, dont la plupart des échanges ont lieu dans le Pacifique, représente 350 milliards de dollars par an (298 milliards d’euros), mais offre de faibles marges (les transporteurs facturent 10 dollars l’expédition d’un écran plat). C’est un business très peu attractif, sauf si vous vous appelez Amazon. Le prix du transport s’explique essentiellement par le coût de la main d’œuvre : le chargement et le déchargement des marchandises, la gestion administrative…
Amazon a parfaitement compris qu’il peut déployer des flottes entières de robots assistés par des algorithmes, comme c’est déjà le cas dans ses entrepôts, pour réduire ces coûts. Avec ses drones, ses semi-remorques, ses accords maritimes dans le Pacifique — le tout supervisé par Jeff Helbling, un ancien capitaine de l’US Navy, désormais conseiller technique de Jeff Bezos — Amazon est en train de mettre sur pied la plus grande infrastructure logistique du monde.

La stratégie inconsciente d’Amazon

Mais c’est en allant chercher dans l’inconscient même de Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde, que se trouve peut-être la clef de la stratégie d’Amazon . Certains grands traits de sa personnalité expliquent sans doute son approche.

Le narcissisme. L’homme aurait un talent d’enchanteur, d’ensorceleur, de séducteur. Ainsi, il serait parvenu à littéralement inverser la manière de penser des investisseurs. Ordinairement, ces derniers se demandent comment se doter du meilleur avantage compétitif avec le moins de capital et d’investissements possibles. Jeff Bezos les a convaincus de se poser la question dans l’autre sens en se demandant : comment se doter d’un avantage compétitif tellement coûteux que personne d’autre ne pourra nous concurrencer.
Avec cette approche, Amazon bénéficie comme d’un traitement de faveur de la part des investisseurs et des actionnaires. Ainsi, l’entreprise est connue pour avoir bénéficié, depuis sa création, d’investissements cumulés d’un montant encore jamais atteint. Selon le classement « Global Innovation 1000 » du cabinet de conseil PwC, le géant du commerce électronique a investi 16,1 milliards de dollars (13,7 milliards d’euros) en R&D en 2017, devenant ainsi la première entreprise technologique leader de ce palmarès.
Mais Amazon bénéficie surtout d’une capitalisation boursière lui donnant accès à une masse d’argent colossale à bas coût. Wall Street serait-il le miroir dans lequel Jeff Bezos s’admire, tout comme Narcisse se regardait dans le reflet de l’eau d’une source, avant de dépérir ?

Le parricide. L’homme, dont l’entreprise est finalement encore jeune, semble vouloir systématiquement tuer ce qui l’a pourtant enfanté. Après avoir vendu les livres et tué les libraires, Amazon s’est attaqué à l’édition pour tenter de donner la mort à ce secteur qui produit pourtant les livres. Après avoir vendu les produits des marques, Amazon a invité ces dernières au sein de sa marketplace, qu’il utilise désormais comme un formidable laboratoire permettant d’identifier les catégories de produits fonctionnant le mieux commercialement, afin de lancer à son tour des lignes de produits concurrents, sous la marque Amazon. La firme ne détient pas moins d’une quarantaine de marques en propre, essentiellement dans le domaine textile.

Le fratricide. L’homme est largement engagé dans la course vers l’entreprise qui atteindra la première 1000 milliards de dollars, au coude à coude avec Apple, Facebook et Google. Les GAFA sont largement plus concurrents qu’il n’y paraît. Amazon vend des tablettes (Kindle) et de la musique, tout comme Apple. Google dispose d’un système d’exploitation pour les smartphones, comme Apple. Facebook développe la vente en ligne, comme Amazon. Google a Gmail et Facebook, sa messagerie instantanée, Messenger.
Et là, Jeff Bezos semble vouloir une nouvelle fois « amazoner » tout ce qui l’entoure, en devenant plus frontalement encore concurrent de Google sur son cœur de métier. Désormais, 55% des recherches de produits effectuées sur Internet, le sont sur Amazon, contre seulement 28% pour Google. Jeff Bezos est-il le nouveau Romulus qui tua Remus avant de fonder la ville de Rome, ou Caïn affrontant son frère cadet Abel ?

La pureté. Jeff Bezos a compris que son véritable rival n’était plus Walmart, longtemps perçu comme un symbole de l’Amérique, mais des adversaires beaucoup plus sérieux du e-commerce, chinois cette fois-ci, comme Alibaba, Tao Bao ou Tencent. Piqué dans son honneur patriotique et national, Jeff Bezos aurait-il des tentations, voire des ambitions nationales, qui le pousseraient à regarder en direction de Washington ? On prêtait à Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, l’ambition de viser la Maison-Blanche. Les deux patrons s’affronteront-ils un jour lors d’un débat télévisé, retransmis sur YouTube, au cours duquel l’enjeu sera le leadership économique des Etats-Unis dans le monde ?
D’ici là une chose est sûre : la nouvelle économie (déjà rebaptisée « next economy » par les Américains), ne se jouera pas dans les airs, avec des drones, mais bien sur le front maritime.

Par Bertrand Jouvenot, Fondateur des Brigades du Marketing, cabinet spécialisé en marketing, qui accompagne les dirigeants dans leurs stratégies et leurs problématiques digitales, il est également speaker, enseignant et auteur de cinq livres.

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