Philippe Silberzahn, Se réinventer dans un monde incertain: Attention aux fausses évidences
Les multiples ruptures que connaît le monde remettent en cause les grands modèles sur lesquels nous nous sommes appuyés parfois depuis des décennies. Cette remise en cause nous fragilise et crée une incertitude profonde qui nous incite, pour nous réinventer, à nous tourner vers des réponses présentées comme des évidences. C’est un danger car il n’est plus guère d’évidences aujourd’hui et la plupart sont fausses. Ce danger n’existe pas seulement pour les entreprises; il existe aujourd’hui aussi pour nombre de professions particulièrement exposées, comme par exemple les experts comptables.
A partir de la fin des années 90, Kodak commence à véritablement subir la rupture du numérique. Les ventes d’appareils numériques, d’abord minuscules, augmentent rapidement. Pour tous les analystes, c’est une évidence: Kodak doit abandonner l’argentique et mettre le paquet sur la photo numérique. C’est tout à fait possible: Kodak est l’inventeur du premier appareil numérique (en 1975!), et sait depuis le début des années 80, d’après une étude interne, que le numérique va irrémédiablement remplacer l’argentique. En 1994, l’entreprise fait un premier pas et revend sa filiale de chimie industrielle, qui deviendra Eastman Chemicals et connaîtra une grande réussite. Puis elle investit des sommes importantes dans une stratégie numérique ambitieuse. Mais trop peu, trop tard, trop lentement et l’entreprise, exsangue, déposera le bilan en janvier 2012. Un cas classique d’une entreprise qui n’a pas réussi à passer au digital? Pas tout à fait.
Car si l’idée que « Si la photo bascule vers le numérique, alors Kodak doit aussi basculer vers le numérique » semble évidente, elle ne l’est pas du tout. Comment le sait-on? Eh bien en regardant son concurrent Fuji, soumis à la même menace. La réaction de Fuji? Très différente. Fuji se dit « Si la photo devient numérique, et bien elle n’est plus pour nous car nous ne sommes pas des informaticiens mais des chimistes. » En substance, Fuji reste fidèle à qui elle est, et n’essaie pas d’être ce qu’elle n’est pas. Mais surtout, elle résiste aux fausses évidences. L’entreprise abandonnera progressivement la photo et se redéployera dans des activités de chimie, avec beaucoup de succès. La leçon? Le progrès pour un chat n’est pas nécessairement de devenir un lion.
Le défi est le même pour certaines industries ou professions aujourd’hui confrontées aux ruptures, notamment de l’IA, du digital ou du travail. C’est le cas des comptables. Face à l’érosion de leurs activités traditionnelles basés sur la conformité, la nécessité de développer des services à valeur ajoutée (SVA) semble être une évidence. D’une part parce que personne ne peut être contre l’idée de service à valeur ajoutée, en raison des deux mots magiques « valeur ajoutée » qui font miroiter de fortes marges. Très tenant quand, précisément, vos marges diminuent en raison de la banalisation de votre activité. Cela semble une sortie par le haut idéale. D’autre part, parce que le développement de tels services semble relativement facile: nous gérons la comptabilité du dirigeant, nous allons dans la foulée lui vendre des services de conseil, du coaching et une aide à la gestion de sa fortune personnelle. Et voilà!
Mais derrière l’évidence, il y a la réalité. La réalité, ici, est que trois problèmes vont se poser. Premièrement, les clients, même s’ils sont très satisfaits de ses prestations, n’ont peut-être aucune envie de confier des services supplémentaires à leur comptable. Ils ne voient peut-être pas celui-ci comme légitime au-delà de ses fonctions historiques. J’apprécie mon boulanger, mais je ne lui demanderai pas de préparer le repas de Noël. J’irai voir un chef pour cela. En effet, la continuité de la comptabilité vers les services de conseil n’est qu’apparente. Le conseil est un métier radicalement différent. Les services de conformité sont quasi-obligatoires. On prend un comptable non pas parce qu’on le souhaite, mais parce qu’en pratique on n’a pas vraiment le choix. Les services à valeur ajoutée, eux, ne sont pas obligatoires. Il faut vendre de façon active, sans légitimité initiale. Pas facile.
Deuxièmement, le développement de tels services nécessite des investissements et un mode de travail différent: plus collectif, plus spécialisé, aux résultats commerciaux plus incertains et qui nécessitent un investissement important – financier, humain et technologique – avant de porter ses fruits. On est loin du modèle simple et éprouvé du comptable qui gère les comptes de la boulangerie locale.
Conflit de modèles d’affaires
Troisièmement, le modèle de tarification n’est pas le même: les cabinets comptables sont structurés sur un modèle immuable, celui de la tarification à l’heure. Une heure non tarifée est une heure perdue. Or dans les services à valeur ajoutée, on a besoin d’investir de nombreuses heures pour obtenir un contrat et le réaliser, et on ne sera pas payé à l’heure, mais plus probablement via des forfaits. Va se produire alors un phénomène tout à fait courant lors qu’on confronte deux modèles d’affaires, l’ancien avec le nouveau: l’ancien va vite reprendre le dessus.
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