Le XXIe siècle sera l’ère du leadership
L’IA, la robotique et le machine learning nous posent des défis inédits et angoissants. Dans ce contexte, quel est le visage du leader de demain ?
Par Richard Straub, HBR France
Peter Drucker, dont la vie couvre l’ensemble du XXe siècle, a appelé cette période l’ère des organisations et des institutions. Témoin de la montée en puissance spectaculaire des grandes entreprises complexes, il les considérait comme la nouvelle colonne vertébrale de la société et de l’économie. En conséquence, il estimait que les managers avaient un rôle capital à jouer pour faire fonctionner ces nouvelles structures légales, économiques, sociales et, enfin, humaines. Il a également compris
que, lorsque des hôpitaux, des institutions éducatives, des administrations ou des entreprises sont inefficaces, c’est la société tout entière qui en pâtit. Aussi insistait-il sur le rôle essentiel du management tant en entreprise que dans la société, dans la mesure où il s’agit d’une « technologie sociale », c’est-à-dire d’un ensemble d’outils permettant d’améliorer la productivité des projets humains.
Les économies d’échelle ont été au cœur des préoccupations du capitalisme du XXe siècle, aussi bien pour les entreprises du secteur privé que pour celles du secteur public. La capacité des structures organisationnelles et des processus de production à fonctionner à grande échelle s’est avérée à la fois horrifique et inspirante. Le modèle a montré sa face la plus sombre au cours des deux guerres mondiales, lorsqu’il a été appliqué d’une part à la production d’armes de destruction massive et d’autre part à l’industrialisation d’un génocide. A contrario, l’après-guerre a révélé son extraordinaire pouvoir positif, le nouvel ordre économique et social inaugurant une période de prospérité humaine sans précédent, même s’il est vrai que ses effets ont été ressentis de manière inégale sur l’ensemble de la planète. Le modèle du XXe siècle du management efficace a, de fait, connu un énorme succès et amené des progrès considérables.
Un « parfait désastre »
Aujourd’hui, cependant, le progrès humain a de nouveau atteint un point critique. Alors que nos capacités intellectuelles, sociales et morales évoluent de façon graduelle au fil des millénaires, nos capacités techniques, elles, croissent de façon exponentielle. L’IA, la robotique, le machine learning et le génie génétique, pour ne citer qu’eux, nous posent des défis inédits et angoissants. Dans le même temps, la perspective globale que nous avons du monde, qui est de plus en plus forte, nous oblige à nous confronter à des menaces planétaires qui vont de la surpopulation humaine à des inégalités considérables d’un pays à l’autre, en termes d’espérance de vie, en passant par le changement climatique, les chocs culturels issus de la mondialisation et un phénomène de migration de masse.
C’est un siècle dans lequel la métaphore du « parfait désastre » – un maelstrom de puissants éléments dont l’entrée en collision a des conséquences imprévisibles – est constamment invoquée. Le management traditionnel est dépassé et souvent désorienté par la manière dont les défis influent les uns sur les autres. Comme l’a souligné Adrian Wooldridge de The Economist, l’année dernière à Vienne, lors du Peter Drucker Forum, se concentrer en priorité sur les techniques de management en ces temps difficiles revient à commettre une erreur monumentale en termes de leadership. Les deux termes ne sont pas synonymes comme en atteste la formule bien connue de Drucker : le management consiste à faire les choses bien alors que le leadership consiste à faire les choses justes. La pire erreur est de manager avec efficacité quelque chose qui n’a pas lieu d’être entrepris. Les leaders doivent donner un cap et prendre les décisions difficiles qui s’imposent en faisant appel à leur capacité de jugement et en faisant les compromis nécessaires. Ces dirigeants, qui mettent l’accent sur les objectifs et les valeurs, se soucient moins du « comment » que du « pourquoi ».
Les progrès technologiques que nous avons réalisés rendent cet impératif d’autant plus prégnant. En effet, les défis du XXIe siècle ne pourront plus être traités que d’un point de vue technique, à l’aide de listes de règles à suivre en termes de conformité, de certifications ou de réglementations toujours plus pointues. Seule une perception plus large, en profondeur, du monde, dont seuls sont capables les leaders visionnaires, nous permettra de les surmonter. Aucun raccourci ne nous mènera au savoir transdisciplinaire, à la capacité de jugement, aux aptitudes et, en définitive, à la sagesse. Aucune machine ne sera jamais en mesure de faire tout cela.
Ne pas faire les choses bien mais faire les choses justes
Alors qu’un nouveau monde est en train d’émerger – à la formation duquel nous contribuons – nous devrions nous tourner vers les grands penseurs et les mentors du passé. L’économiste Joseph Schumpeter a contribué à modeler notre vision d’un capitalisme dynamique, fondé sur l’entreprenariat et l’innovation ; l’économiste et philosophe britannique, originaire d’Autriche, Friedrich Hayek a plaidé en faveur de la liberté et du pouvoir des marchés concurrentiels ; le philosophe des sciences Karl Popper nous a ouvert les yeux sur ce qu’est une société ouverte et ses limites. Et l’économiste hongrois Karl Polanyi nous a montré les dangers que posent les marchés non encadrés et la nécessité d’un Etat interventionniste pour créer des sociétés justes. Peter Drucker, pourrait-on dire, a combiné tous ces enseignements et révélé au monde comment traduire de bonnes intentions en performance – encore une fois : pas seulement en faisant bien les choses, mais en faisant les choses justes.
Ces grands penseurs ne vivaient pas dans le contexte VUCA (acronyme anglo-saxon pour Volatilité, Incertitude (Uncertainty), Complexité et Ambiguïté) d’aujourd’hui, mais ils peuvent grandement nous inspirer. Hissons-nous sur leurs épaules pour voir plus loin et découvrir de nouvelles manières de façonner la société de demain. Ecoutons leurs voix qui nous incitent à retrouver la raison et à ne pas nous adonner à de stériles conflits tribaux ou à des guerres de tranchées idéologiques ni à succomber aux visions simplistes des partis populistes de tous bords.
L’avènement des organisations d’envergure a eu pour conséquence de considérablement renforcer à la fois le besoin en management et en leadership, tant d’un point de vue quantitatif que qualitatif. Mais même si nous avons pris le soin de bien distinguer les deux termes, il faut reconnaître qu’ils sont liés. Si les grands leaders se concentrent avant tout sur la question de savoir ce qui doit être fait, ils sont conscients des efforts à déployer pour atteindre les buts qu’ils se fixent, c’est-à-dire pour que les conditions et les ressources nécessaires à une organisation efficace soient réunies. Cependant, force est d’admettre qu’au XXIe siècle, les leaders talentueux se feront plus rares que les managers talentueux.
Ce qui nous ramène aux qualités propres à l’homme. Si l’on a pu appeler le XXe siècle l’ère du management, le XXIe siècle devrait s’intituler l’ère du leadership. Il nous faut davantage de dirigeants aptes à ouvrir le champ des possibles de l’ingéniosité et de la créativité humaines, et à libérer encore davantage le potentiel humain, la « ressource naturelle » la plus importante de la planète.
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