Le défi de l’innovateur est la création de marché. La leçon d’Haloid, pionnière de la photocopie

PAR PHILIPPE SILBERZAHN

Beaucoup d’innovateurs ont réussi alors qu’il n’y avait a priori aucune demande pour leur produit. Ils ont dû créer leur marché. Comment ont-ils fait? En inventant un modèle d’affaire original. C’est la leçon de l’histoire édifiante d’Haloid, pionnière de la photocopie dans les années 50 et l’inconnue la plus célèbre de l’histoire de l’innovation.

Nous sommes dans les années 50 et un jeune inventeur, Joe Wilson, a mis au point une nouvelle technologie de photocopie.

Il crée la société Haloid pour commercialiser sa première machine, bizarrement nommée « modèle 914 ». Mais il fait face à une difficulté: La photocopieuse typique coûte à l’époque environ 300$ (3.200$ actuels). Elle est utilisée pour faire en moyenne 15 à 20 copies par jour, et 90% des utilisateurs font moins de 100 copies par jour. Autrement dit, faire une photocopie est un acte rare, parce que cher et compliqué et que le résultat est médiocre (on utilise du papier thermique). Les fabricants vendent la machine à peu près à leur coût de fabrication et se payent sur les consommables, modèle qu’on retrouve aujourd’hui pour les imprimantes à jet d’encre.

Le modèle 914 permet de faire des copies simplement et sur des pages de papier standard, ce qui est un grand avantage, mais son coût de production est d’au moins 2.000$ (20.000$ actuels), soit six fois plus élevé que la concurrence. Évidemment c’est un problème: comment justifier un investissement aussi énorme pour une utilisation aussi faible? Le modèle 914 a tout de la réponse à un problème qui ne se pose pas, une situation très fréquente pour une startup. Une étude de marché commissionnée auprès de Arthur D. Little, un très prestigieux cabinet de conseil spécialisé en technologie, conclut: « Il est très difficile d’identifier une application pour laquelle le modèle 914 est particulièrement approprié par rapport à d’autres équipements. » En substance, le cabinet estime qu’il n’y a pas de marché pour le modèle 914.

Dans leur étude, les analystes du cabinet supposent que le 914 sera vendu avec le modèle d’affaires des concurrents. Assez logiquement, leur conclusion est la suivante: « Bien qu’il soit admirablement approprié pour quelques applications spécialisées, le modèle 914 n’a aucun avenir dans le marché des photocopieuses. » En désespoir de cause, Haloid essaie de se vendre à Kodak et IBM, les leaders du marché de la photocopie, mais ils arrivent à la même conclusion et ne donnent pas suite.

Haloid se retrouve dans une impasse. Sa machine n’a un intérêt que pour une forte utilisation, or l’utilisation est très faible chez les clients. Il n’y a pas de demande. Puis une idée germe: et si nous trouvions un moyen pour augmenter cette utilisation? Si celle-ci augmente, notre machine deviendra intéressante. La solution qu’Haloid trouve à ce problème est simple, lumineuse, et pionnière. Elle part de l’observation que rien ne suscite plus l’utilisation d’une ressource que le fait qu’elle soit gratuite. Et donc, le 26 septembre 1959, Haloid lance une nouvelle offre: au lieu d’être vendue, la machine est louée, pour un loyer modique, avec possibilité d’annuler le contrat à tout moment. Donc aucun risque pour le client. En outre, les 2.000 premières copies sont gratuites. Gratuites! Sachant que 2.000 copies à l’époque, ça représente pour la moyenne des clients l’équivalent de plus de trois mois de copies. Ensuite on paie à la copie. Trois mois de copies gratuites? C’est vraiment buffet à volonté, et les clients signent en masse. Et que se passe-t-il? Exactement ce qu’avaient prévu les dirigeants d’Haloid: la gratuité, alliée à la simplicité, fait exploser l’utilisation. Celle-ci atteint très rapidement 2.000 copies par jour, faisant exploser le chiffre d’affaires d’Haloid et propulsant l’entreprise au sommet, devenant le leader du marché. Pour l’occasion, Haloid change son nom pour… Xerox, et deviendra une des grandes entreprises technologiques du XXe Siècle. On se rappellera donc qu’il n’y avait « pas de marché » pour la photocopieuse de Xerox.

Quatre leçons pour l’innovation

Quelles leçons peut-on tirer de cette histoire étonnante? J’en vois au moins quatre. Premièrement, l’étude de marché en situation de rupture est intrinsèquement fragile. Elle regarde ce qui est, et non ce qui peut être. Stricto sensu, on ne peut rien reprocher aux consultants de Arthur D. Little, si ce n’est peut-être d’avoir accepté la mission.

Deuxièmement, le travail de l’innovateur en situation de rupture n’est pas d’étudier le marché, mais de le créer. Le manque de demande pour le modèle 914 n’est pas rédhibitoire; c’est simplement le point de départ d’une démarche qui doit être créative, et que les dirigeants ont fini par adopter. Comment faire que notre produit ait un sens? Il n’a de sens que si l’utilisation de copies est forte. Comment faire que cette utilisation devienne forte? Une façon est de rendre les copies gratuites. Ça semble évident après coup, mais c’est un coup de génie à l’époque.

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