Passer de la stagnation à la prospérité, c’est la promesse de l’entrepreneuriat
Il se peut que nous vivions un moment déterminant pour l’avenir du capitalisme et pour l’humanité.
Au cours des deux cents dernières années, l’essor de
l’entrepreneuriat, rendu possible par le capital financier, a créé un
bel élan en matière de croissance économique .
Au cours des principaux cycles d’innovation, le système capitaliste a
trouvé la résilience nécessaire pour absorber les effets de choc
provoqués par la pure spéculation et pour les tourner à son avantage. Le
capital de production a pris le pas sur le capital financier, comme la
valeur réelle sur la valeur abstraite,
ce que la spécialiste en
développement socio-économique, Carlota Perez, a si bien démontré.
Si on regarde ce qu’il se passe aujourd’hui, le tableau n’est pas si
joyeux. Le capital financier a pris les commandes. Depuis huit ans, le
monde émerge péniblement d’une crise financière qui a quasiment brisé
l’économie mondiale. Même si nous avons retrouvé un semblant de
stabilité, une série de problèmes non résolus – dette gouvernementale
vertigineuse, système financier encore fragile, productivité qui
piétine, niveaux d’inégalité à la hausse, crises monétaires latentes,
croissance ralentie sur les marchés émergents, grande volatilité des
marchés boursiers et des produits de base, instabilité géopolitique et
extrémisme – écarte tout retour aisé à une croissance économique
soutenue.
Il existe sans doute de nombreuses raisons de s’inquiéter. Même si
les Banques centrales inondent les marchés de capitaux à taux d’intérêt
très bas, ces derniers ne sont pas utilisés à des fins de production
(investissement et innovation) mais à des fins spéculatives, ce qui
créent des bulles financières. D’éminents économistes prédisent une
nouvelle période de stagnation séculaire au moment où l’ultime grande
phase de croissance alimentée par l’innovation (c’est ainsi qu’ils la
voient) se tarit. La recherche obsessionnelle de la prochaine licorne
high-tech accapare l’attention, si bien que l’investissement vital vient
à manquer dans certaines entreprises qui pourraient nourrir une
croissance et un emploi précieux.
Court terme versus long terme
La plupart des grandes entreprises semblent avoir perdu le goût de
l’entrepreneuriat, leurs P-DG préférant utiliser en priorité la
technologie pour optimiser le profit d’entreprises établies. Ils sont
trop souvent guidés par les intérêts des actionnaires qui considèrent
les entreprises comme des opportunités d’investissement spéculatif,
plutôt que comme des communautés humaines vis à vis desquelles de vrais
dirigeants se sentiraient responsables et engagés. Pendant que les
marchés de capitaux célèbrent davantage les résultats à court terme que
le développement à long terme des entreprises, les gouvernements
semblent n’avoir qu’une seule réponse face aux nouveaux défis de notre
époque : l’hyper-réglementation qui finit par étouffer de microgestion
et de microréglements des domaines qui évoluent à toute allure, ce qui
aggrave régulièrement les problèmes que la réglementation essayait, à
l’origine, de résoudre. On peut s’interroger, par exemple, sur le fait
qu’il ait fallu des milliers de pages de règlementation pour améliorer
la capacité des banques à mener leur mission principale, qui vise à
financer l’économie réelle de biens et de services pour des êtres
humains en chair et en os.
Entre le capitalisme financier discrédité d’une part et des
bureaucraties d’Etat toujours plus contraignantes d’autre part, peut-on
raviver cette capacité humaine, qui consiste à nous approprier les
problèmes que nous rencontrons et à endosser la responsabilité de créer
nos propres solutions, autrement dit à créer la base d’une société
vraiment entrepreneuriale
C’est ce que Peter Drucker a appelé un tournant dans l’histoire de
l’humanité. Ce qu’il nous faut, a-t-il dit, ce n’est pas seulement une
économie entrepreneuriale mais « une société entrepreneuriale dans
laquelle l’innovation et l’entrepreneuriat sont la norme, de manière
stable et continue”. Il considérait l’innovation et l’entrepreneuriat
comme une activité vitale qui imprègne les organisations, l’économie et
la société.
En termes de management, l’avènement d’une société entrepreneuriale
implique d’en finir avec l’état d’esprit rigide de l’ère industrielle,
ainsi qu’avec son sens de l’ordre et du contrôle, du haut vers le bas.
Qu’est-ce qui indique que cela est en cours?
Malgré de forts vents contraires, des pousses vertes apparaissent.
Les méthodes Agile et Scrum créent un espace dans lequel les individus
s’organisent eux-mêmes et travaillent selon des processus itératifs : en
rapprochant le développement client du marché et en permettant un
apprentissage rapide de l’échec, la démarche lean startup représente un
excellent levier pour augmenter le taux de réussite des nouvelles
entreprises. De nouveaux business models et propositions de valeur sont
mis au point par des équipes internationales qui utilisent les outils et
les modes de communication du Web. Le design thinking se généralise car
les grandes entreprises apprennent à procéder par prototypage et
itération. Les couveuses, les hubs d’incubation, les laboratoires
vivants et les hauts lieux de l’innovation se répandent dans les villes
du monde entier. De grandes entreprises s’appliquent à devenir
« ambidextres », en associant de solides capacités d’exploitation issues
d’activités existantes à de nouveaux vecteurs de business axés eux sur
l’exploration, à l’intérieur et à l’extérieur de leur organisation. Et
par dessus tout, les nouvelles générations redonnent une légitimité à
l’entrepreneuriat et à l’innovation avec l’enthousiasme et l’énergie
propres à la jeunesse.
L’exemple allemand
Mais les startups et les grandes sociétés ne peuvent contribuer qu’en
partie à cette réinvention de l’entrepreneuriat. Faire la transition de
petites entreprises à des entreprises de taille moyenne, et générer des
« gazelles » à la croissance rapide, représente toujours d’importants
défis entrepreneuriaux. L’Allemagne a montré la voie, ses entreprises
« Mittelstand » regroupant quantité de leaders mondiaux ou de
« champions cachés » dans des domaines hautement spécialisés, ce qu’a
démontré Hermann Simon, le président de Simon-Kucher & Partners
(cabinet de consulting en stratégie et marketing). Cette success-story
entrepreneuriale ne s’est pas produite du jour au lendemain. De
nombreuses entreprises familiales « Mittelstand » sont exemplaires en
termes de gestion responsable, démontrant un engagement à long terme vis
à vis d’une activité et d’employés qui en sont le cœur et le cerveau. Y
a-t-il là des leçons à tirer pour les multinationales et les marchés
sur lesquels elles commercent?
Si la technologie digitale crée de fantastiques opportunités, elle
bouleverse également l’économie existante, les infrastructures sociales
et physiques, selon des façons de faire et à un rythme qui font que les
impacts d’un point de vue social ne sont pas forcément faciles à
absorber. Peter Drucker a observé, il y a longtemps, que chaque problème
social renferme en son sein une opportunité de business cachée.
L’entrepreneuriat social et l’innovation sociale doivent jouer
un rôle dans ce domaine. Certes, il y a beaucoup de problèmes sociaux
qui ne peuvent pas relever de mécanismes de marché car il n’y a pas
assez de moyens financiers investis pour attirer des entrepreneurs. Mais
à côté de partenariats innovants entre public et privé, la technologie
digitale pourrait tout de même permettre l’émergence d’une « économie de
partage » autour d’actes citoyens, de soutien et d’échange mutuels
dignes de ce nom. Avec des organismes publics organisés en un nouvel
« Etat entrepreneurial », de telles institutions pourraient tisser une
toile sociale souple pour apporter une sécurité aux plus nécessiteux.
Deux milliards de jeunes à la recherche d’un emploi
Le monde émergent a fait sienne la notion selon laquelle seul
l’entrepreneuriat peut poser les fondations d’une vie décente et d’une
société bénéfique – c’est important car les défis sont impressionnants.
D’ici à 2050, deux milliards de jeunes adultes vont arriver sur le
marché mondial du travail. Là résident le véritable défi de demain. Face
à lui, les problèmes au sujet desquels politiques, syndicats et groupes
de pression se disputent en Occident apparaissent bien frivoles.
Il est certain que la transition vers un nouvel ordre qui n’a pas
encore complètement pris forme s’avère douloureuse et inquiétante.
Cependant, elle peut être façonnée par des groupes responsables dans la
société et le management entre autres, comme Peter Drucker nous l’a
toujours rappelé, a un rôle clé à jouer en la matière. Notre vision : ce
nouvel âge d’innovation et d’entrepreneuriat est porteur d’’énergie, de
créativité et de « sagesse populaire » – telle la sagesse pleine de bon
sens de personnes engagées, motivées et éthiques, ayant un esprit
ouvert et critique, connecté aux mondes réels et virtuels pour
comprendre et résoudre les problèmes humains par de nouveaux biais.
L’entrepreneuriat nous ramène à l’essence de l’être humain – la capacité
à créer quelque chose qui n’a sans doute jamais été vu ou imaginé
auparavant. Aucun algorithme ne peut le faire. Les entrepreneurs, les
managers qui ont le goût d’entreprendre et tout ce qui relève d’un
nouvel état d’esprit entrepreneurial nous offrent peut-être
l’opportunité de faire la différence entre stagnation séculaire et
prospérité séculaire. Ce qui représente, sans aucun doute, un tournant
pour le 21ème siècle.
Richard Straub est Fondateur de l’association à but non lucratif Peter Drucker Society
Europe et du Global Peter Drucker Forum, après une carrière de 32 ans
chez IBM.
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