Célébrer l’échec, est-ce vraiment une bonne idée?
(Philippe Silberzahn) J’avais déjà souligné les limites et les dangers de l’idéologie « fail fast »
(échouer vite) qui est très présente dans l’univers entrepreneurial et
qui se répand au sein des grandes organisations en panne d’innovation.
L’idée du fail fast est qu’il faut essayer des choses et les
arrêter rapidement si elles ne réussissent pas et passer à autre chose.
Le problème avec cette idéologie que je soulignais, c’est que
l’innovation est quelque chose de lent, qui met longtemps à réussir. Si
on abandonne au premier échec, on passe peut-être à côté d’une belle
réussite. Ainsi, il a fallu 21 ans et trois lancements à Nestlé pour
réussir Nespresso. Si Nestlé avait appliqué le fail fast,
Nespresso n’aurait peut-être jamais vu le jour. Dans le même ordre
d’idée, les entreprises essayent aujourd’hui
de faire accepter l’échec
et comme souvent, une bonne intention risque d’entraîner des effets
pervers…
Échec et grande entreprise
Tout le monde est d’accord pour reconnaître que l’échec est un
problème dans les grandes organisations, surtout en France. Quiconque
tente quelque chose et ne réussit pas voit sa carrière en souffrir. Je
me souviens d’avoir rencontré une grande entreprise du secteur de la
distribution: elle était encore traumatisée par l’échec récent d’un
grand projet d’innovation dans le numérique. Je n’ai pas trouvé une
seule personne en son sein qui avait participé à ce projet. Soit
personne n’osait l’avouer, soit ceux qui avaient été impliqués étaient
partis de l’entreprise.
La grande entreprise est en effet confrontée à deux difficultés dans
sa prise de décision sur des projets d’innovation: d’une part l’échec
est plus coûteux, et d’autre part il est plus probable.
L’échec est coûteux parce qu’une grande entreprise fait toujours les
choses en grand. Elle ne s’intéresse qu’à des grands projets. Pour
croître de 1%, une entreprise qui réalise 1 milliard de chiffre
d’affaire a besoin de créer un projet qui lui rapportera dix millions
alors qu’une entreprise qui réalise 100 millions de chiffre d’affaire
n’a besoin que d’un projet rapportant un million. La grande entreprise
est donc mécaniquement attirée vers le grand projet, dont le risque
d’échec est nécessairement plus grand à la fois en termes de
probabilités mais aussi d’impact (si on échoue on perd plus).
L’échec est également probable pour deux raisons. D’une part cela
tient à la façon dont est conçue l’action. Parce que le projet est
grand, l’entreprise se focalise sur un objectif ambitieux, généralement
désincarné, servi par un plan. Mais dans un environnement incertain, le
plan ne tiendra pas longtemps et sera facteur de rigidité empêchant
l’adaptation aux circonstances nouvelles. La façon-même dont est conçue
l’action (partir d’un objectif ambitieux clair et s’y tenir) contribue à
son échec. La probabilité d’échec est également augmentée par la
tendance naturelle de l’entreprise à mettre en place des mécanismes de
contrôle de risque: vérifications, processus, méthodes, documentation,
audits, comités, jurys, signatures multiples, etc. Mais en voulant
réduire le risque « de faire » le projet, l’entreprise augmente par
ailleurs le risque « de ne pas faire », c’est à dire d’empêcher des
projets qui auraient pu réussir et donc de rater des opportunités. On
trouve-là une des sources principales de la difficulté des grandes
entreprises à innover: leur gestion du risque et la peur de l’échec,
très rationnelles, les amène à la paralysie, sans pour autant vraiment
empêcher l’échec.
Célébrer l’échec, mais pourquoi?
La prise de conscience de cette difficulté, et le fait qu’elle ouvre
la voie aux startups qui elles ne semblent pas avoir peur d’échouer, a
amené les grandes entreprises à réfléchir à la notion d’échec.
Encouragées par tout un courant entrepreneurial ambiant, elles en sont
venues à vouloir l’encourager. Accepter, voire encourager l’échec semble
être la seule possibilité pour relancer l’innovation en interne.
Et donc vive l’échec! Ainsi cette dirigeante d’un grand groupe a
tapissé les murs de son bureau avec des posters où il est marqué « fail
fast » (échouez vite!). On organise des soirées « fuckup night » (sic!)
où des entrepreneurs viennent nous expliquer pourquoi leurs délires
n’ont mené à rien. « Je déconne, je crame de l’argent des investisseurs,
mais ce n’est pas grave, c’est cool! ». Et tout le monde applaudit à
ces séances où le masochisme soft le dispute au cynisme et à la
désinvolture; « Ah c’est cool d’échouer ». Et bien non ce n’est pas cool
d’échouer. Échouer c’est douloureux et ça fait mal sans compter que la
célébration de l’échec aura du mal à exister réellement en entreprise
(faites-vous réellement confiance à votre entreprise pour qu’elle ne
vous punisse pas d’avoir échoué?)
Mauvais modèle mental
Mais surtout, encourager l’échec c’est mal poser le problème. Car le
problème n’est pas l’échec en lui-même mais la façon dont il est défini;
plus précisément la façon dont est conçue l’action dans les grandes
entreprises. Défendre l’idée d’accepter l’échec, c’est rester dans le
même modèle mental, celui selon lequel il faut avoir un but pour agir,
il faut que ce but soit ambitieux et il faut viser grand pour atteindre
de grands objectifs. Nous célébrons l’échec parce que notre action est
réduite à deux possibilités: réussite ou échec. Comme la réussite est
improbable, en raison même de la façon dont nous concevons l’action, il
faut bien accepter l’échec. Celui-ci est en effet défini comme la
non-atteinte d’un but qu’on s’est fixé. Il y a échec parce qu’il y a but
préalable ambitieux. Comme nous trouvons nécessaire d’avoir un but, et
que nous avons appris qu’on ne pouvait pas toujours l’atteindre, et bien
on va faire admettre l’idée que ne pas l’atteindre est acceptable
socialement. On ne résout pas le problème, on dit juste que le problème
n’est pas grave. Et hop!
Ce faisant on reste donc dans le même modèle mental. On aménage
simplement le contexte dans lequel il imprime sa marque. Mais cette idée
d’accepter l’échec a-t-elle un sens dès lors qu’on accepte l’idée
qu’avoir un but n’est pas si nécessaire que ça?
Entrepreneuriat, action et échec
Car cette célébration de l’échec repose sur une compréhension erronée
de la façon dont les entrepreneurs raisonnent. En effet, il est inexact
qu’ils célèbrent l’échec. Ce n’est pas comme ça qu’ils raisonnent.
L’effectuation, la logique qui décrit comment ils pensent et agissent,
montre que les entrepreneurs prennent leurs décisions en appliquant
trois principes importants. Premièrement, ils définissent leurs
objectifs à partir de ce qu’ils ont sous la main. Ils se demandent « Que
puis-je faire avec ce que j’ai déjà? » Deuxièmement, ils raisonnent en
perte acceptable, c’est à dire qu’ils agissent par petites touches et si
ce qu’ils font ne marche pas, ce n’est pas grave. Comme ils ont agi
« petit », ils n’ont pas tiré toutes leurs cartouches et peuvent essayer
autre chose avec d’autres petites briques. Ils ne sont pas dans le
« tout ou rien » romantique. Troisièmement, les entrepreneurs agissent à
plusieurs. « Que pouvons-nous faire ensemble avec ce que nous avons
déjà? » est leur question de base. En déterminant leur objectif avec
d’autres, ils ont plus de chances de réussir. Ces trois principes –
décider ce qu’on va faire à partir de ce qu’on a, agir petit et décider
avec les autres, font que l’échec est moins probable et moins grave. On
aura toujours un résultat à partir duquel on construira autre chose
quoiqu’il arrive. C’est une approche radicalement différente des
« grands paris » des grandes entreprises en « tout ou rien ». Les
entrepreneurs ne célèbrent pas l’échec pour la simple raison qu’ils ont
réduit le risque et le coût de celui-ci au point qu’il n’ait plus grande
importance.
Ce qu’il faut célébrer ce n’est donc pas l’échec mais l’action
mesurée et prudente et les grandes entreprises feraient bien de s’en
inspirer.
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