Ce que les responsables de la stratégie ont à apprendre de la science-fiction

Intuition, imagination, fantaisie, créativité… Autant de qualités indispensables aux nouveaux stratèges pour concevoir les scénarios futuristes et improbables qui pourraient bien sauver leur entreprise des disruptions à venir. 

Philippe Roy
(HBR France) David Bowie, dans une interview accordée à la BBC en 1999, aux tout débuts d’Internet, avait prédit la manière dont le Web allait changer nos vies. Ce dialogue fascinant entre un journaliste sceptique et un esprit visionnaire est une illustration éloquente de ce qu’un profil artistique peut apporter à la discipline bien trop conventionnelle et rationnelle
qu’est la stratégie d’entreprise. Dans cette conversation surréaliste, David Bowie décrit avec ses propres mots comment Internet aura le pouvoir de faire émerger des communautés et de faire disparaître la pensée unique, et deviendra une plateforme pour créer des idées novatrices. Notons qu’à cette période, Google vient à peine d’être fondé et n’est qu’une petite start-up. Lui est déjà persuadé que les nouveaux rebelles ne seront plus les pop stars : ceux qui bousculeront l’ordre établi seront désormais les acteurs de l’Internet. Vingt ans après cette interview, il suffit de regarder l’impact sur notre société des Uber, Airbnb et autres pour se rendre compte de l’extraordinaire imagination de David Bowie.

Ce qui est intéressant dans cet exemple, c’est que sa vision n’était pas le produit d’une analyse prédictive rationnelle, mais d’une capacité à imaginer l’inimaginable, à penser l’impensable. Comme le journaliste, les leaders qui sont impliqués dans la stratégie des entreprises se contentent souvent d’extrapoler une réalité existante, au lieu de se projeter au-delà de ce qui existe déjà. Les scénarios qu’ils construisent sont principalement basés sur ce qui est connu et sur ce qui a une certaine probabilité de se réaliser. Certains jonglent parfois avec quelques hypothèses, mais ils laissent rarement libre cours à leur imagination. David Bowie considérait Internet comme « une forme de vie extraterrestre » qui aurait le pouvoir de profondément transformer la société, « pour le meilleur et pour le pire », alors que l’hémisphère gauche du journaliste de la BBC se contentait de le voir comme un outil de distribution et de vente à distance.

Anticiper l’avenir

Aujourd’hui, la disruption est partout. C’est à la fois une menace et une opportunité. Selon une étude réalisée par Accenture sur la disruption, entre 2011 et 2018, le nombre d’entreprises américaines ayant fait faillite a été de 3 217, dans 18 secteurs d’activité différents. Ainsi, il est primordial que les entreprises se penchent sérieusement, pour ne pas dire de manière obsessionnelle, sur leur capacité stratégique à anticiper l’avenir. Et ce bien plus que par le passé. Afin d’y parvenir, elles doivent élargir et enrichir les ressources auxquelles elles font appel. Elles doivent bien entendu utiliser les méthodologies stratégiques habituelles, mais l’histoire récente a montré qu’elles ne devaient pas se limiter exclusivement à ces approches analytiques . Dans un environnement imprévisible et incertain elles doivent également introduire une dose d’intuition, d’imagination et de fantaisie, comme un scénariste ou un artiste le ferait.
Ces « scénaristes d’entreprise » iraient puiser dans leur créativité pour imaginer ce qui est possible, et pas seulement ce qui est plausible. Car, aujourd’hui, ce qui possible (même si cela semble très éloigné de la réalité), devient aisément plausible. Lorsque je travaillais dans une start-up de l’industrie de la « digital music », avant même que iTunes d’Apple n’existe, nous avions du mal à partager notre vision avec les maisons de disques. Pour elles, il était inconcevable que la façon dont elles distribuaient et vendaient de la musique puisse changer un jour. En limitant leur approche à des arguments rationnels, il leur était impossible d’imaginer que l’écosystème musical deviendrait digital. La suite de l’histoire a montré que la technologie, l’innovation et l’évolution des comportements des utilisateurs ont abouti à la naissance d’iTunes, Spotify, Deezer…

Imaginer le pire

Imaginer de nouveaux scénarios n’est pas facile. Même pour des scénaristes d’entreprise créatifs. Un moyen d’y parvenir consiste à construire des scénarios du pire. En mettant leur imagination en mouvement, ces nouveaux stratèges pourraient concevoir des scénarios futuristes et improbables pour leur entreprise, et ensuite essayer de comprendre comment ils pourraient devenir réalité.
Que se serait-il passé si les maisons de disques avaient accepté l’idée que les utilisateurs téléchargeraient de la musique, la consommeraient à l’unité ou en location ? Que se serait-il passé si les chaînes hôtelières, au lieu de se laisser porter par un marché en croissance, s’étaient demandé ce qui aurait pu provoquer leur propre disruption ? Il n’est pas impossible qu’elles aient alors pu imaginer le danger – ou l’opportunité – que le concept de la location courte durée entre particuliers, aujourd’hui personnifié par Airbnb, aurait pu représenter. De même, ce qui est arrivé à Kodak avec l’émergence du digital ou aux compagnies de taxi avec Uber sont autant d’exemples montrant qu’une approche trop rationnelle de la stratégie ne suffit plus à anticiper les risques et opportunités.
Avant toute chose, l’adoption de cet état d’esprit devra être non seulement permis mais également encouragé par les dirigeants au plus haut niveau de l’organisation. En effet, soumettre des scénarios futuristes et originaux n’est pas un comportement qui vous rendra populaire dans le monde de l’entreprise. Les leaders préfèrent parler de ce qu’ils peuvent contrôler. Partager un scénario du pire sans être capable de trouver une solution immédiate peut être perçu comme un signe de faiblesse, voire vu comme politiquement incorrect. Faire preuve de trop d’imagination peut même être considéré comme un manque de crédibilité et de sérieux.
Certains leaders, en revanche, voient les choses différemment et encouragent des profils inhabituels à exprimer leur créativité. « Pour toute personne aimant la science-fiction, il y a certainement une place dans un département de management du risque », affirmait ainsi Alison Martin, alors Chief Risk Officer chez Zurich, la compagnie d’assurance, dans une interview accordée au « Financial Times ».

Jouer aux devinettes

Les entreprises peuvent aussi avoir recours au jeu des questions hypothétiques : Qu’est-ce qui pourrait nous exclure de notre marché ? Comment tripler nos revenus en deux ans ? Comment passer de 8% de parts de marché à 55% ? L’idée, ici, est de se concentrer sur des situations improbables afin que ces questions fantaisistes stimulent la créativité plutôt que d’entraîner des réponses trop réalistes. D’où la nécessité de faire appel à des ressources plus créatives pour ce genre d’exercice. Autre question particulièrement intéressante à poser : « Nous sommes en 2022, notre entreprise vient juste de faire faillite : que s’est-il passé ? »
La diversité, dans le monde de l’entreprise, a acquis une incroyable popularité ces dernières années. Pourtant, la diversité des profils n’a pas franchi les frontières de la stratégie, où la plupart des ressources semblent venir du « pays des MBA ». Les entreprises doivent évidemment continuer à faire du planning stratégique d’une manière traditionnelle. Mais, dans notre environnement VUCA, appréhender ces problématiques stratégiques d’une façon moins conventionnelle en investissant dans l’imagination et la créativité ne serait pas un luxe. Les exemples récents de disruption, alimentés par un entrepreneuriat dynamique et stimulant, en sont la preuve.

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