Risques, opportunités : et si nous changions nos modèles mentaux ?
J’étais invité à donner la conférence d’ouverture des Entretiens Enseignants Entreprises
qui se tenaient à l’École Polytechnique le 27 août dernier. Le thème de
la conférence était « Risques, opportunités et vice versa. » Ces deux
termes, risque et opportunité, sont au cœur de la pensée économique et
surtout entrepreneuriale. Or ils sont problématiques
dans la façon dont
ils sont principalement compris aujourd’hui. Je propose dans ce qui suit
de montrer comment ils sont liés l’un à l’autre et surtout vous
proposer une autre façon de les concevoir ; autrement dit j’aimerais
vous inviter à changer vos modèles mentaux sur ces deux concepts.
Le risque
Dans la langue française (CNTRL) le risque est défini comme « un
danger éventuel ». Le ton est donné d’entrée! Le risque c’est ce qui
peut se passer quand on fait quelque chose et que ça ne marche pas. Et
quand ça ne marche pas il y a un coût qui est double: il nous manque ce
qu’on voulait obtenir, et on a perdu des ressources. Ce coût éventuel
explique pourquoi le management moderne a déployé de nombreuses
techniques pour contrôler, voire réduire le risque : on élabore des
plans, on fait des prévisions et des calculs, on vérifie et revérifie,
on fait valider par la hiérarchie, on joue plusieurs options, tout ça
avant d’appuyer sur le bouton « Démarrage ». Le management est focalisé
sur le risque de « faire ».
Cette peur du « danger éventuel » est devenue très forte en France,
et pas seulement dans le management. Elle préside aujourd’hui aux grands
choix publics, et le principe de précaution est désormais inscrit dans
la constitution. Un exemple parmi d’autres: si vous allez chez
Carrefour, vous y verrez une affiche dans laquelle l’enseigne s’engage à
exclure « 100 substances controversées » de ses produits. Il suffit
donc qu’une substance soit « controversée » pour qu’elle soit supprimée.
C’est vraiment placer la barre très bas en terme de prise de risque,
car toute substance est potentiellement controversée: même l’oxygène
peut être toxique! Nous sommes tétanisés par la peur.
Mais si vous réduisez ainsi le risque de « faire » quelque chose,
vous augmentez mécaniquement le risque de « ne pas faire » autre chose
qui aurait pu être bénéfique. Autrement dit vous ratez des opportunités.
En interdisant les cultures OGM par peur du risque, nous laissons
l’innovation dans ces domaines aux chinois et aux américains. Pour les
mêmes raisons, nous leur laissons l’intelligence artificielle et la
plupart des grandes industries de demain. Nous leur laissons la
croissance, les créations de richesses et d’emplois que nous pleurerons
amèrement quand il sera trop tard. Et comme nous sommes français nous
lancerons alors un grand plan national de rattrapage, mais il sera
quand-même trop tard. Toute estimation du risque devrait au contraire se
faire à la lumière de ces deux questions : qu’est-ce que je risque à
faire ? Mais aussi : Qu’est-ce que je risque à ne pas faire ?
Aujourd’hui le balancier est complétement placé vers la première. Nous
sommes un vieux pays fatigué.
Mais si nous sommes autant préoccupés par le risque de faire, c’est en raison de la façon
que nous avons de faire. Nous voulons faire les choses en grand. Une
grande entreprise a besoin de grands projets pour sa croissance. Nous
voulons de la grande innovation. Nous sommes le pays des grands projets.
Cela nous a valu quelques grandes réussites comme Airbus, mais aussi
beaucoup de grands échecs, du plan calcul au cloud souverain en passant
par le Crédit Lyonnais. Nous ne cessons de répéter aux entreprises et
aux entrepreneurs qu’ils doivent avoir une vision ambitieuse. Ce
faisant, nous sommes prisonniers d’un modèle mental, celui selon lequel pour faire grand il faut viser grand d’entrée de jeu.
Un cadre me disait récemment que dans son entreprise, on ne peut plus
proposer à la direction que de très grands projets « disruptifs », sinon
ils ne sont pas intéressés; il se lamentait des nombreuses occasions
ainsi perdues sur ses marchés actuels.
Et comme nous voulons faire grand, nous prenons de grands risques,
pouvant mener à un grand échec éventuel; nous devons donc nous protéger
pour éviter ce grand échec. Et ce besoin de protection ralentit, voire
empêche l’action, faisant rater des opportunités, ce qui renforce le
besoin de grands projets pour se rattraper. C’est un cercle vicieux.
La prise de conscience de ce cercle vicieux ces dernières années a
amené les entreprises à essayer de corriger le tir en encourageant
l’intrapreneuriat, et en particulier en… célébrant l’échec! Ce-faisant,
ces entreprises s’avèrent prisonnières d’un modèle mental qui est celui
de la noblesse de l’échec. Ce modèle était revendiqué par un entraîneur
sportif qui déclarait récemment: « Il vaut mieux échouer en visant haut
que réussir en visant petit. » C’est avoir là une vision chevaleresque
de l’action : ce qui est noble c’est la prise de risque et pas le
résultat; c’est Pierre de Coubertin pris au pied de la lettre.
Et pourtant le modèle pour faire grand il faut viser grand d’entrée de jeu
n’est pas universel loin s’en faut: l’histoire montre plutôt le
contraire: les plus grands changements dans le monde sont souvent partis
de toutes petites initiatives qui sont devenues grandes. C’est vrai
dans les domaines politiques et sociaux mais aussi en économie. IKEA a
commencé par une petite épicerie en Suède. Pour faire grand, il peut
suffire de démarrer petit. C’est souvent même préférable (une raison
parmi d’autre: l’erreur coûte moins cher). D’où le modèle mental
alternatif: vous voulez faire grand? Démarrez petit! Small is big!
Et du coup vole en éclat un autre modèle mental, celui selon lequel
les entrepreneurs aiment la prise de risque. Là encore, c’est une vision
chevaleresque, mais fausse. Les entrepreneurs acceptent de
prendre des risques mais cherchent à les contrôler. Par exemple, un
cadre qui perd son emploi se donnera six mois et un budget de 10.000
euros pour tester une idée qu’il a dans la tête. Si au bout de six mois
ça ne donne rien, il recherchera un emploi. Ces six mois et son budget
son sa perte acceptable: on essaie quelque chose. Si ça marche,
super! on remplit son frigo et on avance d’une case. Si ça ne marche
pas, ce n’est pas grave, on fera autre chose. La question à se poser est
donc: « qu’est-ce que je suis prêt à perdre pour essayer quelque chose
? » L’entrepreneur abaisse le risque à un niveau acceptable pour lui, ce qui lui permet alors de libérer l’action.
La condition pour agir et changer le monde, c’est donc d’agir en
perte acceptable, c’est à dire de contrôler le risque qu’on prend. C’est
la vieille vertu de prudence qui est au cœur de l’éthique marchande
depuis des millénaires. La prudence ici ce n’est pas refuser d’agir par
pusillanime, c’est créer les conditions d’un risque contrôlé pour pouvoir agir effectivement de façon à ce que si ça ne marche pas, on puisse continuer sur autre chose.
L’opportunité
J’ai évoqué le lien entre le risque et l’opportunité: si on abaisse
trop son niveau de risque on rate des opportunités. Mais la notion
d’opportunité doit elle aussi être revisitée. On imagine que
l’opportunité, c’est quelque chose qui se cache quelque part et qu’il
faut découvrir; qu’il y a des clients qui attendent l’arme au pied qu’on
vienne, enfin, leur proposer de résoudre leur problème. Mais c’est
rarement le cas. Les grandes opportunités sont créées de toutes pièces.
Souvent les entrepreneurs créent des produits ou des services que personne ne demande.
Pratiquement toutes les innovations ont d’ailleurs été jugées
incongrues, inutiles, voire ridicules, absurdes ou dangereuses, à leurs
débuts: bicyclette, radio, voiture, Internet, téléphone mobile,
Nespresso, etc. la liste n’en finit pas. Pourquoi ? parce que ces
innovations bousculent nos modèles mentaux ; nous sommes choqués au
début, puis nous finissons par trouver cela évident. AirBnB nous fait
trouver normal d’avoir un parfait étranger qui dort dans notre salon.
L’idée nous aurait scandalisé il y a dix ans. Une opportunité est donc
un modèle mental, un objet artificiel, une nouvelle façon de voir le
monde qui se heurte aux façons existantes de voir le monde. Il faut la
créer et c’est pour cela que l’entrepreneuriat est une branche des
industries créatives.
Implications
Les implications sont nombreuses, mais on peut en particulier évoquer
celles liées à l’enseignement, car c’est (normalement) son rôle de
changer les modèles mentaux d’une société. On ne fera pas ici le procès
de l’enseignement français, mais on ne peut pas dire qu’il encourage les
vertus entrepreneuriales. La peur de faire y est omniprésente (on
interdit à mes enfants de jouer aux boules de neiges car ça peut être
dangereux). L’éducation aux opportunités est absente (la directrice de
l’école de mon fils lui a interdit de monter un petit stand à la
kermesse de cette année pour vendre les origamis qu’il avait préparés
avec ses camarades). L’immobilisme du principe de précaution, né de la
peur de dangers éventuels, souvent imaginaires (rappelez-vous: danger éventuel), nous tue à petit feu et forme des générations de poulets de batterie.
Or l’enjeu est important. La révolution technologique en cours crée
une infinité d’opportunités. D’immenses problèmes sont à résoudre :
énergie, nutrition, pollution, transports, santé, etc. Un nombre infini
de produits et services inimaginables aujourd’hui peuvent être inventés.
L’avenir n’est pas encore écrit, il n’est pas à découvrir, il est à
inventer, à créer.
Les enseignants ont ici un rôle fondamental à jouer. C’est à cela que
pensait Paul Valéry quand il écrivait à propos de l’enseignement : « …
il s’agit de faire de vous des hommes prêts à affronter ce qui n’a jamais été. »
Il faut former nos enfants à pouvoir créer le monde qu’ils souhaitent,
plutôt que de leur apprendre à s’y adapter et le subir. C’est avant tout
une question de posture; une forme de pari de Pascal du risque : j’ai
plus à gagner à prendre un risque acceptable qu’à ne pas le prendre.
Apprenons-leur à regarder ce qu’ils peuvent gagner plutôt qu’être
tétanisé par ce qu’ils peuvent perdre.
Surtout, surtout, apprenons-leur à ne pas avoir peur.
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