L’innovation de rupture, facteur-clé de la démocratie
Par Philippe Silberzhan
Nous pensons généralement que l’innovation, surtout technologique, est neutre socialement et politiquement, mais il n’en est rien. L’innovation de rupture, en particulier, est subversive, au sens où elle renverse l’ordre établi et les valeurs reçues. Elle est en cela un facteur-clé de la démocratie. Cette nature subversive explique à la fois pourquoi elle est importante et pourquoi elle fait l’objet d’une âpre résistance.
Dans son ouvrage Capitalisme, Socialisme et Démocratie, l’économiste Joseph Schumpeter
a fameusement décrit le processus économique capitaliste comme celui d’une “destruction créatrice”, au cours duquel le nouveau émerge par la destruction, au moins partielle, de l’ancien. Ce processus est systémique, il ne s’agit pas seulement d’entreprises remplacées par d’autres; il se fait au niveau de tout un écosystème. Il affecte également la façon de voir le monde. C’est en ce sens qu’on parle de rupture, car il y a discontinuité avec le passé. L’innovation de rupture est une source de renouvellement du système en remettant en cause les rentes, qu’elles soient industrielles, sociales ou politiques ou ouvrant sans arrêt le jeu à de nouveaux acteurs. Elle a donc un caractère démocratique, en agissant sur trois facteurs: elle fait émerger de nouveaux leaders industriels, elle permet l’accès à la technologie au plus grand nombre, et elle offre une chance aux outsiders.Les trois facteurs démocratiques de l’innovation de rupture
Le premier facteur démocratique de l’innovation de rupture est qu’elle fait émerger de nouveaux leaders. Dans ses travaux sur le sujet, le chercheur américain Clayton Christensen observe que l’innovation continue favorise les acteurs en place: grâce à elle, ils améliorent leur performance et renforcent ainsi les barrières à l’entrée de nouveaux acteurs. Mais en cas de rupture, les leaders de l’industrie périclitent et sont remplacés par de nouveaux entrants qui prennent leur place. Ces nouveaux entrants sont généralement des outsiders, des nouveaux venus. Autrement dit, la rupture change l’ordre industriel établi. En moins de quinze ans, Thomas Edison supplante l’industrie de l’éclairage au gaz qui dominait pourtant le secteur depuis plus de cinquante ans. Blockbuster est remplacé par Netflix. Les fabricants de machine à écrire ne sont pas devenus fabricants d’ordinateurs.
Le second facteur démocratique de l’innovation de rupture est qu’elle permet de rendre accessible au plus grand nombre une technologie jusque-là réservée à quelques privilégiés. Schumpeter écrivait à ce sujet: “La Reine Elizabeth possédait des bas en soie. La réalisation capitaliste ne consiste pas en général à fournir plus de bas de soie pour les reines, mais à mettre ceux-ci à la portée des ouvrières en contrepartie d’une diminution constante des quantités d’effort (…)” Mettre à la portée signifie plus simple et moins cher. Avant Henry Ford, l’automobile est un produit de luxe complexe. Avec la Ford T en 1908, Ford lance une voiture simple à conduire au tiers du prix normal. La technologie est démocratisée. La rupture, c’est ce qui fait que chacun peut aujourd’hui créer une vidéo avec un téléphone, alors qu’il aurait fallu louer un studio avec une équipe pour faire la même chose il y a trente ans. Chris Anderson, auteur de Makers, un ouvrage sur la révolution de l’impression 3D, notait ainsi: “Le changement révolutionnaire se produit lorsque les industries se démocratisent, lorsqu’elles sont arrachées au seul domaine des entreprises, des gouvernements et des institutions pour être confiées aux gens ordinaires.” Cette démocratisation diminue la nécessité d’experts pour une tâche donnée: plus besoin de technicien vidéo pour faire un film, plus besoin de médecin pour faire un test de grossesse. Plus besoin d’être chaperonné.
Commentaires
Enregistrer un commentaire